Début mai 2021, Audrey de la chaîne YouTube Le souffle des mots a organisé un concours de nouvelles particulièrement fun : le concours love in box (je vous mets le lien de la vidéo ici). L’origine de ce concours est la suivante : la maison d’édition Fleurus a contacté trois auteurs avec un texte en commun, un petit mail envoyé d’un(e) inconnu(e) à un(e) lycéenne. Les trois auteurs ont inventé chacun une histoire à partir de ce mail, ce qui a donné trois romans « Love in box » avec trois ambiances totalement différentes et trois histoires ado/young adult originales. Audrey qui a adoré le concept a décidé d’organiser un concours de nouvelles où tous ceux qui souhaitaient participaient, pouvaient écrire une histoire courte à partir de ce même mail (le nombre de signes maximum à ne pas dépasser étant 10 000, ce qui correspond grosso modo à 4 pages en Times New Roman 12). À gagner : des livres, plein de livres Fleurus 🙂 Il y a eu plus de 300 participants et je ne fais pas partie des finalistes. Mais j’avais tellement pris de plaisir à écrire cette histoire que j’ai quand même envie de vous la partager. Alors voici « Accroche-toi aux couleurs » (avec pour démarrer l’histoire, le fameux mail imposé).
Accroche-toi aux couleurs – Concours Love in box
De : loveinbox@yahoo.fr
À : joy.st@gmail.com
Objet : Je me jette à l’eau
Salut.
Alors voilà, je me jette à l’eau !
Je te croise chaque matin devant le lycée et tu ne me vois pas.
Mais moi, je te vois bien. Pire, je ne vois que toi.
J’aimerais bien qu’il se passe entre nous autre chose qu’un échange de regards. Et encore ce n’est pas un échange de regards puisqu’il n’y a que moi qui te regarde.
Bref. Fais-moi signe, s’il-te-plaît.
Je t’embrasse.
Joy relit le mail pour la septième fois depuis qu’elle est arrivée devant le lycée. Elle essaie de paraître détachée mais il l’a empêchée de dormir et elle a pris le bus un peu plus tôt que d’habitude. Pour observer. Mais bien sûr, rien ne sort de l’ordinaire. Les autres passent devant elle comme si elle était invisible. Les visages sont tous tirés en ce dernier mois avant le bac de français, à part ceux camouflés sous une couche de fond de teint.
Joy serre son sac contre sa poitrine et s’éloigne, déçue, alors que la sonnerie retentit, rattrapée dans le couloir par Soraya en retard, qui court et s’arrête juste derrière elle pour reprendre son souffle.
De : loveinbox@yahoo.fr
À : joy.st@gmail.com
Objet : L’amour ne monte pas mais il peut regarder en bas
Salut.
Tu ne m’as pas répondu.
Mais je sais que tu es curieuse. Je sais aussi que tu es arrivée plus tôt au lycée ce matin. Tu as regardé partout. Enfin… presque.
Il y a un proverbe allemand qui dit « L’amour ne monte pas mais il peut regarder en bas ».
Alors je sais, l’amour, c’est un mot que tu as banni depuis que… enfin… tu sais. Je ne veux pas remuer le couteau dans la plaie.
J’ai hâte que tu me trouves. En attendant, bon cours de maths.
Après deux heures de français, Joy attend le prochain cours dans le couloir. Elle a senti vibrer son téléphone il y a un moment déjà mais elle ne veut pas montrer son impatience. Pourtant, elle la sent galoper dans ses veines. Alors qu’hier encore, elle était anesthésiée. À défaut d’être morte.
Elle ne veut pas donner trop d’importance à cet inconnu. Et pourtant, ça lui démange de répondre. De lui demander pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Mais sûrement pas qui.
Elle a envie de prolonger cette sensation : un mélange d’excitation et de nervosité. Elle sourit. Ça fait trois mois et cinq jours que ça ne lui était pas arrivé. Soraya l’a vue, mais elle ne dit rien, reportant son attention sur Jules et Camille qui se mélangent, debout contre le mur du couloir.
Mr Michoix ouvre la porte et en passant devant lui, Joy fronce les sourcils :
— Il a des lunettes, maintenant, Michoix ? chuchote-t-elle à son voisin de classe en se glissant derrière son bureau.
— Miracle ! Elle sait encore parler, répond Benoît d’un air taquin en ôtant sa casquette et recoiffant ses cheveux.
Joy hausse des épaules et balance sa trousse sur le bureau.
— Depuis un mois, environ, reprend Benoît avant d’hésiter. Je… C’est… cool que tu… enfin… que tu aies remarqué.
Nouveau haussement d’épaules. Joy laisse ses yeux s’attarder sur la classe, remarque Soraya, assise deux tables plus loin, qui semble inquiète. Elle ne veut pas de sa pitié. Le cours démarre et Joy se laisse dériver, loin, très loin. Comme d’habitude depuis trois mois et cinq jours.
De : loveinbox@yahoo.fr
À : joy.st@gmail.com
Objet : Accroche-toi aux couleurs
Re 🙂
Tu te rapproches de moi, petit à petit.
Mais j’ai peur que cette journée se termine encore une fois sans que tu me trouves. J’ai ton attention parce que j’ai décidé de passer à la vitesse supérieure. Parce qu’attendre n’a jusque là rien donné. Mais il y a tellement de monde, tellement de bruit. Et surtout, tellement de gris dans tes yeux. Et dans ton cœur.
J’aimerais rallumer tes couleurs.
D’autres ont déjà essayé, avant moi.
J’espère ne pas être un nouvel échec sur cette liste.
Joy range son téléphone, rassemble ses affaires sur son plateau et se baisse pour ramasser son sac. Au sol, un pétale de rose tout froissé, mais d’un rose si vif et si doux à la fois. Elle le regarde sans oser le toucher. Et le brouhaha à sa table semble s’être arrêté.
Elle relève la tête et ils la baissent tous en même temps. Kevin roule de la mie de pain entre ses doigts, Marjo remplit son verre d’eau, Soraya se ronge les ongles… Depuis quand sont-ils aussi gênés en sa présence ? Depuis quand fuient-ils ses regards ?
Joy écrase le pétale et s’empresse de se réfugier aux toilettes. Du gris dans ses yeux. Du gris dans son cœur. Du gris qui dégouline partout. Elle n’avait rien demandé. C’est arrivé. La couleur, c’est terminé. Elle essuie une larme du revers de sa main, refait sa tresse, et prend une décision : elle ne veut plus savoir qui se cache derrière les mails qu’elle reçoit depuis la veille au soir.
Elle ne veut pas faire attention aux gens qui rient, qui tombent amoureux, qui baissent les yeux quand elle les relève, ni aux lunettes qui apparaissent sur les visages, et encore moins à la couleur des pétales de fleurs.
Joy claque la porte, met ses écouteurs dans ses oreilles et rejoint l’ascenseur pour son prochain cours.
De : loveinbox@yahoo.fr
À : joy.st@gmail.com
Objet : Un détail
Je suis en train de te perdre. Je le sens.
Mais je ne regrette rien.
Parce que pendant quelques heures, tu as été aux aguets. Tu as ressenti quelque chose.
Et tant pis si c’était maladroit, mais tout le monde te prend avec tellement de pincettes et… on dirait que tu disparais.
C’est du gâchis.
La journée n’est pas finie. Tu peux choisir de ne plus me chercher. De ne plus me lire. Mais j’irai jusqu’au bout.
Parce que la vie est faite de détails et que tu ne fais plus attention ni à l’une ni aux autres.
Et parce qu’un détail peut changer une vie (il paraît).
À toi de voir…
Joy enlève son t-shirt trempé de sueur. Pourtant, elle n’a rien fait. À part arbitrer les matchs de volley en plein cagnard. Elle a bien tout essayé pour ne plus venir aux cours d’EPS, mais la prof est intransigeante. Elle ne peut pas courir ? Ok. Elle peut quand même participer.
Joy a attendu que tout le monde ait terminé de se changer pour entrer dans les vestiaires. Elle roule son haut sale en boule dans une poche extérieure de son sac et enfile le top de rechange qu’elle a pris à l’aveugle ce matin. Blanc, bariolé de tâches de couleurs, avec un petit décolleté. Elle l’avait acheté en espérant plaire à Lionel. Aujourd’hui, elle veut le brûler. Mais elle n’a pas le choix, l’autre pue.
En sortant, Camille lui fonce dedans. Parce qu’elle ne l’a pas vue. Joy n’y prenait pas attention avant. Mais depuis ce matin, elle a l’impression de passer constamment de la fille ignorée parce que trop basse pour le champ de vision du commun des mortels, à celle qui prend trop de place avec ses quatre roues.
Camille s’excuse en bégayant, rougit, détourne les yeux. Et voilà. Voilà ce que ça fait de se souvenir du monde qui tourne autour de soi. La bulle de Joy a explosé. Et ce qu’il y a de l’autre côté est horrible.
De : loveinbox@yahoo.fr
À : joy.st@gmail.com
Objet : Les pierres font partie du chemin
C’est encore moi.
Je devrais peut-être te laisser tranquille. Comme tout le monde le fait. Mais je n’y arrive pas. J’ai besoin de te secouer. Je ne supporte plus de te voir à moitié vivante.
Tu as remarqué que certains mots ont été bannis depuis ce qui t’est arrivé ?
Accident.
Handicapée.
Fauteuil roulant.
Mort.
Pierre.
Je ne vais pas te dire que je sais ce que tu ressens. C’est faux. Il était toute ta vie.
C’était ton frère. Ton modèle. Ton héros. Ton meilleur ami.
Pierre. Un seul mot qui représente à la fois la vie et la mort.
Un seul mot qui a embelli ton chemin pendant dix-sept ans et aujourd’hui, l’anéantit.
Un seul mot sur lequel tout le monde trébuche. Même quand il n’a rien à voir avec le prénom de ton frère.
Un seul mot qui me donne envie de t’offrir les pierres les plus précieuses qui existent, juste pour voir si la lumière dans tes yeux est éteinte pour toujours.
Joy n’a pas réussi à se retenir de lire les mails qui continuent de lui arriver. Et maintenant, elle pleure. Devant sa double feuille vierge. Le bras chocolat de Lionel crisse à sa gauche. Elle regarde discrètement autour et tous sont concentrés, silencieux. Lionel s’arrête, lui tend un mouchoir. Elle l’observe, il sourit timidement, laissant apparaître sa fossette. Il a l’air plus grand et plus canon qu’avant. Il se replonge dans le contrôle. D’anglais.
La matière préférée de Pierre. Pierre qui voulait devenir traducteur. De romans fantasy, de préférence. Pierre qui conduisait la voiture en rappant comme Eminem. Pierre qui a vu l’éboulis sur le goudron au dernier moment. Pierre qui a choisi la falaise côté conducteur plutôt que le vide côté passager. Pierre qui est mort écrasé, Joy qui est restée, avec Eminem, mais sans ses jambes.
Joy pleure. Encore. Et Lionel lui tend un autre mouchoir. Ainsi qu’un bonbon arlequin. Tout coloré. En forme de pierre. Un détail.
Joy se redresse et ouvre ses mails : « les pierres font partie du chemin », « un détail », « accroche-toi aux couleurs », « l’amour ne monte pas mais il peut regarder en bas », « je me jette à l’eau ».
Quand la sonnerie retentit, Joy se précipite la première vers la porte. Tant pis pour le cours d’histoire, elle doit vérifier sa théorie. Elle roule jusqu’au portail, traverse la route et repère en face la fontaine devant la gare. L’eau. En bas. Couleurs. Détail. Pierre.
Au milieu des galets gris qui bordent la fontaine, elle en repère un avec un chiffre peint en violet : 3. Elle observe un peu mieux. Il y en a un avec un 1 jaune, un autre avec un 4 rose, un 5 rouge, et un dernier : un 2 vert. La main tremblante, elle les récupère, les range dans l’ordre sur ses genoux, puis les retourne. Les mots sont peints aux couleurs de l’arc-en-ciel :
Je. Suis. Là. Pour. Toi.
Joy sent une présence dans son dos. Elle fait pivoter son fauteuil et se retrouve face à Soraya qui balbutie :
— Je n’ai rien trouvé d’autre. Tu me manques, Joy.
Joy éclate en sanglots et Soraya s’agenouille pour la serrer contre elle. Joy s’accroche aux bras de sa meilleure amie, à ses couleurs. Et le gris s’évapore un peu.