Je crois que j’ai vraiment fait attention à toi le jour où les regards des autres ont commencé à changer. Tu ne m’as pas vraiment prévenue. Et ta nouvelle apparence faussait tout. J’ai été jalouse, je l’avoue. Qu’on s’intéresse à toi plus qu’à moi. Alors je t’ai caché.
Puis tu as commencé à me fatiguer, à me faire mal, à me faire pleurer, à me faire te détester. J’ai longtemps cru que tu m’étais devenu hostile, que tu me rejetais. Était-ce une forme de vengeance suite à ma décision radicale et immature ? T’es-tu senti trahi ou exclu quand l’ado que j’étais a décrété un jour que tu aurais mieux fait de rester dans l’enfance ? Ou alors, ça n’a rien à voir avec tout ça… Peut-être bien que c’est moi qui étais devenue trop dure avec toi. Ou moi qui ne savais pas t’écouter.
Peu importe. Ce que je retiens c’est que sans toi, je n’existe pas. Alors j’ai appris à t’apprivoiser. Par dépit, d’abord. Puis par conviction. Tes nombreuses faiblesses et tout ce à quoi je renonçais à cause de tes défaillances m’empêchaient de t’aimer. C’était trop tôt, je crois. Mais j’ai appris à t’accepter. Et à davantage te regarder avec bienveillance. C’était déjà mieux. Mais pas encore bien.
Ne me demande pas pourquoi, mais plus tu allais mieux à l’intérieur, plus je suis devenue intransigeante à l’extérieur, à traquer tous tes défauts. Comme si sur eux, au moins, je pouvais avoir un impact. Ce qui était faux, évidemment. Je nous ai encore plus épuisés. Tous les deux.
Et quand je lâchais prise sur un point, que j’apprenais à faire avec (ou sans), une autre obsession apparaissait. Ton teint si blanc, si pâle, à l’heure des peaux halées. Et tous ces bleus sur les jambes, tout le temps, et tout ce rouge sur tes joues au moindre effort. Tes cheveux ni lisses, ni bouclés, tes sourcils éparpillés. Tes seins minuscules, tes fesses pas assez bombées et tes os trop pointus. Et tous ces boutons sur ton visage, et cette ride au milieu de ton front, et, et, et…
Mais malgré tout, je voulais t’apprécier tel que tu es. T’admirer au naturel. Te révéler au lieu de te transformer. Et parfois, je t’ai trouvé beau. Oui, mon corps, tu as bien lu. Je t’ai trouvé canon, de plus en plus souvent.
Jusqu’à cette dernière incohérence : toi si maigrichon, si frêle, tu m’as sorti ces vagues, ces plis et ces yeux sous mes fesses. Même le mot pour les décrire est vilain : cellulite. J’ai essayé de la chasser. Parce que c’était la disgrâce de trop sur cette enveloppe déjà si imparfaite. Et ces jambes galbées, mon atout, que je mettais en valeur pour détourner de la maigreur du haut, était désormais entaché d’un gras qui manque partout ailleurs. C’était donc normal de partir en guerre contre ce nouvel envahisseur. Je l’ai cru, en tous cas.
La vérité, mon corps : je suis fatiguée. Fatiguée de vouloir t’améliorer, de t’imaginer autrement, de te dénigrer. Lasse de lutter contre toi alors qu’on a tellement à faire en étant unis. Usée de gaspiller de l’énergie (déjà qu’on n’en a pas des masses, toi et moi). Et j’ai le tournis à force de regarder notre nombril.
Mon corps, j’ai décidé de t’aimer. Tout entier. Avec tes trucs en trop et tes machins pas assez. En fait, ce n’est même pas en trop ou pas assez. C’est toi, tout simplement. Toi comme tu as été conçu, toi face à la vie, face au temps, face aux épreuves. Personne d’autre n’endure ce que tu endures. Tu es merveilleux et j’étais tellement occupée à regarder les merveilles chez les autres que je n’ai pas vu toutes les tiennes.
L’autre jour, devant le miroir, je t’ai dit que je t’aime, mes yeux dans ceux sous mes fesses. Ça n’a pas tout changé, mais je sens plus de douceur pour toi. Sois patient, il me faudra un peu de temps pour gommer tous les reproches qui me viennent encore en pensée.
Mais je suis sincère : je t’aime. Et ma façon de te le montrer, c’est de prendre soin de toi. Je te nourris du mieux que je peux, je t’aide à te reposer souvent, je te sors tous les jours et je te laisse t’exprimer par tous les moyens que tu me montres.
Voilà mon corps, notre continue. En mieux, c’est promis !