Chapitre 1 (Sasha – Il y a 18 ans)
Chapitre 2 (Sasha – Il y a 18 ans)
Chapitre 4 (Sasha – Il y a 18 ans)
Chapitre 8 (Sasha – Il y a 18 ans)
Le ballon de la paix – chapitre 9 – Présent (Tacha)
— J’suis prête !
Affalée dans le canapé, les pieds sur la table basse, l’ordinateur ouvert sur les genoux, la tête en arrière, je savoure le silence. Marina va bientôt débarquer avec une grosse carafe d’almardep*. Depuis que je lui ai appris la recette, elle nous en prépare au moins une fois par semaine. Mes paupières sont lourdes.
Il est bientôt 20 heures. La tonalité de Skype va résonner dans quelques instants et Cella va apparaître derrière l’écran. Normalement, j’adore notre rendez-vous hebdomadaire à toutes les trois. Le club des BN. Trois nanas dont le biscuit n’a jamais été croqué. Enfin… pour Cella et moi. Marina a rejoint le club il y a 4 ans. Depuis qu’elle s’est faite baptiser et a fait vœu de chasteté, jusqu’au mariage. Elle a remballé son biscuit. Oui, j’aime qu’on se retrouve pour parler sans complexe et sans tabou de nos joies et de nos peines. Pas facile d’être blanche-neige dans le monde de Loana, Zahia et Anastasia (la nana de Christian Grey, pas la princesse Russe). Je souris. Leurs biscuits à elles doivent être en miettes, quand le mien arrive bientôt à date de péremption. Mon sourire a disparu.
Les pas de Nana dans ses tongs roses qui claquent, le bruit de la carafe qu’elle pose sans douceur sur la table, les verres qui tintent l’un contre l’autre, le jus d’oseille qui coule goulûment dans les verres – je suis sûre qu’elle en a renversé à côté – le canapé qui s’enfonce sous son poids, à ma droite. Je me masse le visage et me redresse. Oui, en temps normal j’adore ce moment. Mais avec le retour de Sasha et des ballons blancs, il n’y en a plus que pour lui. Et pour moi.
Elle me tend le verre rempli à ras-bord.
— Ça, c’est pas un verre de nassara*.
Elle essaie de détendre l’atmosphère.
— Merci, Nana.
Je referme les yeux pour déguster le jus sucré et…
— T’as rajouté de la vanille ?
Elle hoche la tête en riant.
— C’est super bon ! T’es la meilleure colloc’ du monde !
L’ordinateur sonne. C’est parti ! J’appuie sur le bouton vert.
— Hello mes BN préférées.
Cella, ses mini tâches de rousseur sous les yeux et sur son petit nez apparaissent. En tant normal, c’est la douceur incarnée. La pipelette montée sur ressort qui n’a pas de bouton « off », c’est Nana. Depuis les ballons, les rôles semblent inversés.
— Ok, on commence par un tour de paroles, comme d’hab ?
— Moi j’ai rien à dire, et toi Nana ?
— Non plus. RAS. À ton tour Tacha.
Qu’est-ce que je disais…
— J’ai eu un autre ballon aujourd’hui.
— Quoi ? Mais…
— Pourquoi t’as rien dit avant ?
— Pourquoi t’as pas envoyé de texto ?
En fait, les rôles entre Cella et Marina n’ont pas été inversés. Cella a juste muté en Nana.
— Calmos, c’était Cécile.
Leur excitation s’envole. Cella me lance un regard noir et ma blonde préférée me donne une tape sur la cuisse. Je suis ravie de l’effet produit.
— Hé beh alors ? Pas de question sur ce qu’elle m’a écrit ?
— On s’en fout, en fait. C’est que Cécile.
— Hey, parle pas de ma sœur comme ça !
— Excuse, Nana, mais elle n’aurait jamais eu l’idée si tu ne la lui avais pas suggérée avant de la mettre à la porte la semaine dernière. Et je parie que depuis, tu lui en as reparlé au moins une fois. J’me trompe ?
La joue rebondie de Nana se creuse. Elle se la mordille toujours de l’intérieur quand elle est gênée. Et après, elle se plaint d’avoir des aphtes. Je vole à son secours.
— On s’en fiche, en fait. Elle s’est excusée, c’est l’essentiel.
— Mouais… jusqu’à la prochaine fois.
— Dites, les filles, est-ce que je suis du genre à vouloir tout contrôler ?
— Quel est le rapport ? Est-ce que Cécile a dit un truc qui…
— Nonnn, Cécile n’a rien à voir là-dedans.
— Alors quel est le rapport avec ce qu’on disait ?
— Y en a pas !
Cella me fixe comme si elle cherchait à déjouer un piège ou à percer un quelconque mystère. Nana se frictionne les cheveux dans tous les sens. Bien. On peut enfin parler sérieusement.
— Alors ? Soyez sincères.
Marina est la première à prendre la parole.
— Tu sais où tu vas. Tu sais ce que tu veux et ce que tu ne veux pas. En ce sens, tu contrôles ta vie, mais de là à dire que tu veux tout contrôler…
Elle hésite et voyant que Cella passe encore son tour, elle poursuit :
— Pour savoir ce que « contrôler » veut dire, et ce que « tout » veut dire, je pense qu’il faut prendre chaque aspect de ta vie. Attends, on va faire un tableau.
Elle se penche en avant vers l’étagère de la table basse et attrape un carnet de notes et un crayon avec une tête de clown qui se balance quand on écrit. Encore ses prises de note à tout va… On est là pour un moment.
— Par quoi on commence… tiens, l’amitié. Qu’est-ce que t’en penses, Cella ?
— Je pense que la seule chose que Tacha contrôle en amitié, c’est qui elle a envie de voir ou pas.
— Et… c’est bien ou pas ?
— Carrément qu’c’est bien ! Depuis que j’fais comme toi, je ne subis plus mes relations. Ça a fait le ménage entre relations toxiques ou saines ! Parce que tu peux pas t’éparpiller, après t’as plus rien à donner, et tout le monde te saoule. Toi, tu es fidèle, tu t’organises pour donner du temps aux personnes que tu choisis.
— Ouais, mais ça veut dire que je contrôle qui entre dans ma vie ou en sort. Ou qui a de l’importance pour moi et vaut le coup, ou non.
Je regarde le tableau de Marina. Elle a fait deux colonnes : une pour les différents domaines de ma vie, et l’autre où il est simplement écrit « contrôle ». Elle vient d’écrire une coche pour la ligne amitié. Elle me sourit et répond :
— Ça veut simplement dire que tu es une bonne amie et que tu t’entoures des personnes qui t’apportent autant que tu leur apportes.
Marina sirote son bissap.
— Alors « trop » ce serait quoi ?
Elle repose son verre.
— Faire un planning pour savoir à qui c’est le tour d’inviter, imposer les lieux où tu vois tes amis, faire attention à chaque mot qui sort de ta bouche et te surveiller pour ne pas blesser ou faire honte… tu vois… ce genre de chose.
Je souffle.
— Allez, next ! Parlons maintenant de…
— Mon travail !
Oui, du travail. Cella plisse ses yeux comme si des fléchettes invisibles pouvaient m’atteindre. C’est malpoli de couper la parole, je sais. Mais je sais parfaitement quel domaine elle allait proposer et je ne suis pas encore prête. Marina se trémousse à ma droite.
— Au travail, ma belle tu gères la fougère. Tu es rigoureuse, impliquée et tu aimes ce que tu fais.
— Pas trop ? J’veux dire… si je fais deux voyages par an pour ramener des histoires croustillantes et émouvantes sur les chocolats qu’on vend, c’est aussi pour m’assurer qu’on n’exploite personne là-bas. Et j’essaie toujours de trouver des nouvelles façons de créer le mystère autour de nos recettes. Et je propose des idées farfelues de recettes à Lola alors que c’est pas du tout ma partie. Et…
— Ça, ma poule, c’est pas du contrôle, c’est de la passion. Et ça n’a rien à voir. Le contrôle c’est pour éviter quelque chose qu’on ne veut pas. Souvent, le contrôle vient avec la peur. Alors que la passion, c’est motivé par quelque chose de positif.
Cella parle avec ses mains. Elle fait plein de gestes, on dirait une danse.
— Tacha ? Tu m’écoutes ?
Non, j’avoue, ses bras m’hypnotisaient. Je relève les yeux vers les siens couleur ocre.
— Imagine que tu conduis une voiture. Le contrôle te fait regarder dans le rétro en permanence et appuyer sur le frein, alors que la passion te fait regarder devant et appuyer sur l’accélérateur. Tu m’suis ?
— T’es en train de me dire que j’roule à fond les ballons ?
Oh purée, encore des ballons ! Ils sont de partout, c’est un coup-monté !
— Mais non, tu prends tout dans les extrêmes ce soir, t’as quoi ? La passion peut être extrême si tu n’écoutes pas tes limites, si tu ne vis que pour ça. C’est pas ton cas alors souple sur les pattes arrières.
Je souris. La phrase préférée de mon père. Nana a trouvé le moyen de me désamorcer.
— Donc pour ce qui est du boulot, tu contrôles mais pas trop.
— Ok. Et la famille ?
Je viens de couper l’herbe sous les pieds de Cella. Encore une fois.
— Tu sais que tu ne vas pas y échapper, hein ?!
Elle me toise en se grattant la joue. J’avale une gorgée bien fraîche d’almardep. Cella se rapproche de l’écran, et pose ses coudes sur ses genoux.
— La famille, tu contrôles rien du tout. C’est elle qui te contrôle.
— Et encore… ça va mieux. T’as pas connu Tacha quand elle est arrivée en France…
— J’ose pas imaginer ce que ça devait être. Je sais pas… Tacha, cette façon que tu as de te dévouer pour des oncles et tantes que tu ne vois qu’une fois tous les deux ans, l’argent que tu envoies là-bas alors que c’est toi qui sues pour le gagner, cette manière de ne jamais te confronter à ta mère… ça me dépasse !
— C’est culturel, Cella. Je fais partie de deux mondes totalement différents, et je dois composer avec chacun d’eux. Alors je joue les caméléons.
— C’est pas épuisant ?
— Parfois, oui. Mais c’est ma vie. Et t’es bien placée pour savoir qu’on a tous notre lot de complications.
Cella esquisse un sourire triste. Puis elle tape dans ses mains.
— C’est pas le moment de s’apitoyer ! Il reste un dernier domaine, Tacha…
Elle prend une voix sensuelle et se met à chanter :
— Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres…*
Si le sujet ne me causait pas de l’urticaire, je savourerais ce moment. Cella est une magicienne qui enrobe les notes de douceur et de rage de vivre, les laisse s’envoler puis dessine des arabesques multicolores avec. Quand elles s’évaporent, il ne reste que l’aveu silencieux d’un « encore ». Oui, mais là, elle se fout de moi. Donc… pas question d’entrer dans son jeu.
— Est-ce que vous vous êtes déjà demandé si ça fait peur aux mecs une fille qui sait ce qu’elle veut ? Et ce qu’elle ne veut pas ?
La dernière note de Cella se casse. Elle fait la grimace.
— Pour toi, le fait de savoir ce que tu veux et ce que tu ne veux pas, ça voudrait dire que tu contrôles tout ?
— Bah j’me pose la question.
Marina qui n’a encore rien dit se gratte la gorge.
— Je crois que je vois c’que tu veux dire. Comme si les hommes avaient besoin de sentir une vulnérabilité chez la femme. Pour se sentir « utile », pour apporter la solution.
Je tape sur ma cuisse.
— Oui ! C’est exactement ça !
— Donc après la femme objet, on a le mec utile ?
Je tousse. Cella et son cynisme… Nana poursuit sa réflexion à voix haute.
— Il y a quand même une différence entre tout contrôler et connaître ses besoins, ses limites, et celles qu’un homme ne peut pas franchir…
— Oui ! Mais, c’est comme si notre échelle du contrôle n’était pas la même que celles des mecs. Comme si ce que moi je trouve « normal » pour avoir une vie posée, stable et en même temps joyeuse, était pour les mecs un énooooorme feu rouge, genre « Elle, elle n’a pas besoin d’homme dans sa vie, elle contrôle tout ».
— Une fois, Cécile, m’a balancé un truc du genre : « T’es trop indépendante, ça fait peur aux hommes ».
— Aouch !
Cella fait la grimace.
— L’indépendance serait donc synonyme de contrôle ?
— Disons qu’avant, les femmes se contentaient de ce qu’elles avaient, parce que c’était les hommes qui ramenaient la bouffe à la maison. La fille passait de la maison de son père à celle de son mari. Aujourd’hui, les filles n’ont plus besoin des hommes pour subvenir à leurs besoins.
— L’homme utile est au chômage technique…
J’ai envie de rire. Je plisse le front. Faut rester concentrée.
— Donc les femmes ont besoin d’autre chose aujourd’hui. Et comme on est toutes différentes, on a toutes des besoins différents. Et perso, j’ai pas besoin d’un homme dans ma vie. En revanche, j’aimerais vraiment avoir un homme dans ma vie. La nuance est là ! J’aimerais avoir un égal. Un face à face. Quelqu’un avec qui discuter, échanger, me confronter, argumenter, évoluer ensemble. Quelqu’un avec qui avoir des projets basés sur des valeurs communes. Quelqu’un qui voit en moi une partenaire, une amie, une amante… tout ça à la fois. Et en attendant, et bien je n’attends pas, justement. Je vis ma vie. C’est ça qui doit les effrayer et les faire fuir. Je suis trop indépendante, trop forte, trop sûre de moi, trop, trop, trop !
Cella et Marina applaudissent en même temps. Je me laisse retomber en arrière sur le canapé. Elles ne m’aident pas beaucoup.
— Je n’vais quand même pas troquer mon indépendance parce que ça fait peur aux mecs ! Je ne vais pas faire semblant… Qu’ils portent un peu leurs couilles ! Merde à la fin !
— Belle conclusion copine. Je plussoie. À part les gros mots.
Marina me donne un petit coup d’épaule.
— Mmmhh… c’est p’t’être pour ça qu’on vit toutes les deux ici au lieu d’être mariées chacune de notre côté.
Nana passe son bras autour de mes épaules. J’avoue que là, j’aimerais un câlin plus… masculin.
— Dis, Tacha, j’ai une question.
Je regarde Cella sans rien dire. Je sais qu’elle va ramener Sasha dans la discussion.
— Est-ce que les ballons de Sasha te font peur justement parce que tu ne peux rien contrôler ?
J’ai retourné cette question dans ma tête une bonne centaine de fois. C’est le moment d’être honnête. Je grimace.
— Bingo… je ne sais pas qui est en face de moi. Je ne connais ni son visage, ni sa voix, ni ce qu’il pense d’une femme comme moi, 18 ans après et toujours… moi. Je ne sais pas quand il va envoyer son prochain ballon. Ça se trouve il m’observe tous les jours et ça me rend dingue. C’est comme si on jouait à une partie d’échecs mais que je ne voyais pas ses pions sur le plateau. Comment tu veux que je me positionne ?
— Je ne t’ai jamais vue aussi paniquée. Même quand tu es partie habiter sur Paris. Pourtant, tu ne maîtrisais rien non plus…
Marina pose sa main toute douce sur mon bras.
— Écoute, Tacha. Sur ce coup-là, tu n’as effectivement aucune visibilité. Mais tu as le choix : te battre, te résigner, ou fuir.
L’effet boomerang. On dirait que Sasha leur souffle les répliques au fur et à mesure.
— Fuir, ça voudrait dire refuser les ballons. Tu peux le faire, hein. Le livreur peut pas te forcer. Te battre, c’est ce que tu es en train de faire. Chercher à tout contrôler. Mais y a que toi que ça fatigue. Te résigner, ça veut dire que tu choisis d’accepter même si c’est pénible.
— J’aurais pas mieux dit.
Marina joint ses deux mains devant son menton et incline la tête. Cella accepte ses remerciements en agitant sa main comme les miss France. Ses lèvres formulent des « mercis » silencieux. Quelles comédiennes ces deux-là.
— Si au moins je pouvais lui parler…
— Dis-lui que tu en as envie.
— T’es marrante toi ! Et comment je fais, puisque je ne peux justement PAS lui parler.
Ça y est, son regard espiègle est de retour. J’aime pas trop beaucoup ça.
— Tu ne sais pas qui il est, mais il est forcément quelque part autour de toi. D’abord passe le message au livreur. Ensuite, fais en sorte que tous ceux qui passent à « Trésors de chocolat » soient au courant de ces ballons et de ton envie de percer le mystère.
— Oh oui ! Quelle belle idée ! J’suis sûre que si t’en parles à Diego il va être d’accord. Attends, c’est un super moyen de ramener du monde, de faire le buzz, de créer un truc autour de ça.
— STOOOOP ! Les filles vous êtes malades ! C’est ma vie privée ! Merde !
Elles ne disent rien mais je vois dans leurs yeux ce truc de complotitude. Zut. Crotte. Flûte. Diego va adorer, c’est sûr ! Je me prends le visage dans les mains. Se résigner, se battre ou fuir. Avant de choisir, je peux dormir ?
* almardep : en arabe tchadien, c’est le raccourci oral de « almi ardep » qui désigne normalement l’eau de tamarin. Dans les faits, elle désigne du jus à base des fleurs d’oseille rouge. Qu’on appelle aussi « bissap ». Cette boisson sucrée se boit bien fraîche et a un côté acidulé (comme le tamarin). Le terme officiel pour désigner l’eau d’oseille est almi-angara, mais tous les tchadiens disent « almardep ».
* nassara : mot désignant les blancs, les européens. Les occidentaux ont tendance à ne jamais remplir un verre en entier. Au Tchad, un verre à moitié rempli veut dire que celui qui a servi est radin.
* Parlez-moi d’amour : chanson interprétée par Lucienne Boyer en 1930.