Chapitre 1 (Sasha – Il y a 18 ans)
Chapitre 2 (Sasha – Il y a 18 ans)
Chapitre 4 (Sasha – Il y a 18 ans)
Le ballon de la paix – chapitre 7 – présent (Tacha)
— J’ai une théorie.
— Oh non ! Pitié. Lola. Ne t’y mets pas toi aussi ! Cella me harcèle de textos et Marina m’a fait faire la liste de tous les hommes qui sont passés dimanche. Je me mets à observer tous les types que je croise. Je deviens parano, c’est horrible !
— Justement. Sasha ça le fait aussi bien pour un mec que pour une fille…
Une onde traverse mon corps.
— Non… Non, c’est impossible. Ou alors c’était très très bien simulé…
— Tu m’a dit qu’il avait 20 ans à l’époque. Mais en fait… tu n’en sais rien du tout.
Mon corps se fige. Je suis une statue. En chocolat.
— Ce que je veux dire, c’est qu’il est peut-être plus jeune que toi, ou bien plus vieux qu’il ne le disait…
Je me masse les tempes pour faire taire les pulsations. Je ferme les yeux. Il faut que je me concentre.
— Plus jeune, c’est impossible. Il ne parlait pas comme un gamin. Ou alors un gamin hyper mature. Mais plus vieux…
Je souffle et me gratte le nez.
— T’as carrément raison. Purée, ça se trouve c’était un vieux à la retraite qui n’avait rien à faire de ses journées, qui s’est inventé une vie et qui s’est bien marré en racontant nos échanges à ses amis de belote ou de pétanque. Ou une pouffiasse de première qui se foutait royalement de ma tronche avec ses copines. Ou pire, un type marié, lubrique, un gros pervers. Oh mon Dieu !
Je m’assois sur le tabouret le plus proche. Le mardi matin, c’est toujours très calme. Lola ne dit rien. Je me balance d’avant en arrière en gémissant.
— Quelle naïve je suis ! Mais quelle cruche, quelle gourdasse… Encore… à 17 ans, ok ! Mais… à 35 ?
Je me lève d’un bond. Lola trottine derrière-moi vers la salle de pause.
— Qu’est-ce que tu… ?
J’arrache une épingle de mon chignon et pique ce fichu ballon le plus fort possible. Je dois m’y reprendre à plusieurs fois mais il finit par éclater et retomber tout mou sur le sol.
— Tacha, t’as l’air d’une folle. Ta gouffa*…
Elle fait de grands gestes autour de sa tête. Ma crinière s’est libérée. L’épingle en moins a fait chavirer en quelques secondes ce que j’ai mis 23 minutes à faire ce matin. Un rire rauque s’échappe de ma gorge. Je suis autant perturbée que mes cheveux.
Je fouille dans mon sac et en sors un vieil élastique délavé et tout distendu. Celui-là même que j’ai cent fois voulu jeter et remplacer… Mes mains tremblent. Je le jette. Lola croise ses bras.
— Heu… Tacha ?
— Cette histoire de ballon, c’est comme ce… fichu élastique ! Regarde !
Je lui montre le sol du doigt. Elle secoue la tête et se gratte la joue.
— C’est pas évident ? C’est vieux, tout distendu, ça pue. Sa place est à la poubelle. Et moi, je fais quoi ? Je le garde… Pourquoi faire ? Au cas où ? Parce que ça me rassure ? Parce que c’est ce que je connais ? Je… je devrais juste passer à autre chose. Co… Comment veux-tu que je sois libre pour rencontrer un type bien si je reste figée dans une histoire de midinette qui n’a existé que dans ma tête ?
— Arrête ! Tu n’étais pas figée dans cette histoire. C’est ce ballon qui ranime quelque chose. Et c’est normal.
— Non ! Y a rien de normal ! Ma vie était tranquille et ce ballon est une tornade qui est en train de tout mettre à l’envers dans ma tête et dans ma vie.
— Tu en avais peut-être besoin.
— Qu… quoi ?
Une douleur vive traverse ma tempe gauche. Comme un éclair. Je me penche en avant. Je suis soufflée. Lola s’approche et écarte les longs cheveux bouclés de mon visage.
— Laisse-lui une chance. Et même s’il n’est pas ce qu’il a dit être, il a au moins le mérite de te faire sentir vivante. Il ne t’a pas demandé de l’épouser. Il n’a rien dit, rien fait de déplacé. Il t’a juste proposé une « drôle de danse » !
Elle mime les guillemets dans l’air, avec ses doigts. Je me redresse pleinement.
— Donc. En gros, tu me dis que c’est peut-être un malade qui se fout de ma tronche, mais… que je dois danser avec lui !
— Non. Je dis que tu peux accueillir les choses comme elles viennent, tout en restant prudente. Et je dis aussi que je suis jalouse ! Qui ne rêverait pas d’être courtisée de la sorte ?
Elle est mariée. De quoi elle serait jalouse ? Et puis personne ne me fait la cour ! Je veux rétorquer mais elle pose son doigt sur mes lèvres.
— Danse, ma belle ! Et accepte, pour une fois, de ne maîtriser ni la musique, ni le rythme, ni les pas, ni…
— Le cavalier…
Ne pas maîtriser. Ne pas contrôler. Lâcher les rênes. Est-ce que… je suis une maniaque du contrôle ? Lola me sourit. Ma respiration se calme. Elle récupère l’élastique au sol.
— Et ça, ce n’est qu’un élastique. Tu peux le jeter ou le garder, on s’en fiche. Ok ?
Elle se place derrière-moi, tire mes cheveux en arrière et les lisse entre ses mains pour me faire une queue de cheval.
— Merci Lola. Tu es la meilleure.
— Ouaip ! C’est ce que je répète chaque jour à Quentin.
J’éclate de rire.
Je dénoue le ruban accroché à ma chaise. Le ballon éclaté pendouille lamentablement. On dirait moi et mes principes. Lola en profite pour jeter un œil dans le bar. Je la rejoins et dis adieu au ballon de la paix que je lâche du bout des doigts dans la poubelle. Pas le temps de m’apitoyer. Je sors mon téléphone de la poche arrière de mon jean.
— Cella. Tu me fais vibrer ma douce !
Elle ne relève pas ma blagounette, trop pressée.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Un nouveau ballon a été livré ?
— Attends, je te mets sur haut-parleur, je suis avec Lola et la salle est vide. Par contre, si quelqu’un arrive, je te raccroche au nez, t’es prévenue.
Je me hisse sur un tabouret en face de Lola et pose le téléphone entre nous, sur le bar. La voix grave de Cella jaillit immédiatement.
— Allez, accouche ! T’as reçu un deuxième ballon ou pas ?
— Non.
— Ah. Crotte. Et… t’as d’autres pistes que les deux qu’on a trouvées ?
Lola fronce les sourcils.
— Comment ça, les deux pistes ?
Je lève les yeux au ciel.
— Cella et Marina m’ont demandé en détails les clients hommes dont je me souviens depuis le ballon. Elles ont décrété que le livreur était louche.
— Yep. Trop pressé. Il cache quelque chose. Elle ne se rappelle même pas de son visage.
— Et le deuxième ?
— Les filles, vous vous ennuyez autant que ça ? Sérieux ?
La voix de Cella couvre la mienne.
— Le deuxième, c’est le type de dimanche matin qui est venu avec la petite peste.
Je lève les mains en signe d’impuissance. Cella est de nouveau sur orbite. Lola se marre. J’essaie de temporiser.
— Cella. Tu n’étais pas là. Et comme je te l’ai déjà dit je-ne-sais combien de fois, aussi peste soit-elle, il était avec. Et ils ont des enfants !
— Oui, mais…
Je fustige Lola du regard. Elle s’en contrefiche et poursuit. Cella s’apprête à boire ses paroles. Je la connais comme si je l’avais faite.
— Rien ne nous dit que c’était sa nana. C’est peut-être sa sœur, son ex, sa voisine ?
— T’es sérieuse ? T’as vu comme elle le regardait ?
— Et toi ? T’as vu comme lui la regardait ?
Je secoue la tête. Tout ça ne mène à rien.
— À ce rythme-là, le père de la petite Zoé aussi est potentiellement Sasha !
— Justement… je crois que oui !
Accoudée au bar, je laisse ma tête tomber et mes bras la recouvrir. C’est reparti. Cella monte d’un coup dans les aigus !
— Comment ça ? Tu nous as caché des indices, Tacha ?
Je grommelle un non. Mais de toutes façons, elles ne m’écoutent plus.
— Moi, ce que j’ai vu, c’est que le père avait plus d’étoiles dans les yeux en regardant la femme chocolat devant lui qu’en dégustant les trois propositions que tu lui as faites.
— N’importe quoi ! Et tu fais quoi de quand il a pris sa femme par l’épaule, quand ils se regardaient les yeux pleins d’amour ? Ah mais oui ! T’étais dans la cuisine. T’as rien vu. T’inventes des trucs, c’est tout !
— Hey, les girls, ça sert à rien de se disputer ! Je vais vous départager. Et au vu de ces nouveaux éclaircissements, j’en viens à la conclusion que ce monsieur a autant sa place dans la liste des prétendants que celui qui a commandé les chocolats pétillants.
— Pour ses enfants. Des chocolats pour ses enfants. J’insiste parce que j’ai l’impression que vous effacez des données au fur et à mesure.
— Et quoi ? Il peut avoir eu des enfants en 18 ans. Où est le problème ?
Je ne réponds pas. Trouver un homme bien, c’est compliqué. Trouver un homme bien qui trouve que je suis une femme bien, ça l’est encore plus ! Mais dans toutes les équations que j’ai envisagées, je n’ai jamais inclus le paramètre « enfant ». Et pourtant… Des hommes biens, célibataires et libres, c’est déjà rare. Si en plus il fallait ne garder que ceux qui n’ont pas de vie de famille…
— Il peut aussi être une « elle »… N’est-ce pas Lola ?
Je deviens cynique. Arf. La voix de Cella est tout d’un coup moins enjouée.
— Comment ça ? Une Sasha ?
Je fais signe de la main à Lola. Qu’elle explique elle-même sa théorie. J’ai l’impression de ne plus avoir de jus, ni dans la cervelle, ni dans les jambes.
— Hé bien. Rien ne dit que Sasha n’est pas une fille. Ni qu’il ou elle n’a pas menti sur son âge à l’époque.
Cella ne dit plus rien. J’imagine sa tête, ses yeux ambrés tirés vers le bas et la moue que fait sa bouche.
— Voilà, voilà ! Tout ça pour dire que ça ne sert à rien de faire des plans sur la comète ! On ne sait rien. Rien du tout ! Donc je ne veux plus entendre parler ni d’indices, ni de liste. C’est clair ?
Cella émet un petit grognement pendant que Lola me défie du regard.
Pas longtemps. La porte s’ouvre. Elle a perdu. Elle a tourné les yeux la première. Ce qui fait d’elle la plus polie. Je tourne la tête vers l’entrée en affichant un sourire.
Le livreur.
Je grimace. Lola me pince le bras. Je me lève toute tremblante et contourne le bar.
— Heuu… Bonjour…
Il porte ses doigts à sa casquette. J’entends Lola chuchoter quelque chose dans le téléphone mais je sais qu’elle ne raccroche pas.
— Bonjour madame. J’ai un nouveau ballon pour vous.
Il sourit. Il n’est pas aussi pressé que la dernière fois. Je tends la main pour prendre le ballon et je le regarde à la dérobée pendant qu’il sort son bon de livraison. Il est plus près des 30 ans que des 40. Sa casquette couvre son front. Il pourrait s’y cacher une cicatrice. Raaaaa… je me mets à raisonner comme les filles.
— Une petite signature ici s’il-vous-plaît.
Je m’exécute, tout en lui demandant, l’air de rien :
— Est-ce que… vous savez qui fait livrer ces ballons ?
Il se dandine sur ses jambes. Je lui rends le bon de livraison.
— Secret professionnel, madame. J’ai promis.
Il fuit mon regard. Qu’est-ce que je croyais ?
— Vous pourrez lui passer un message de ma part ?
Une lueur de panique traverse ses yeux marrons.
— Dites-lui que se cacher, c’est lâche !
— Tachaaaaa !
Lola est fâchée. Le livreur, se tient droit comme un piquet. Il se penche un peu en avant pour saluer et s’en va. Je le regarde traverser la route, remonter dans son véhicule et poursuivre sa tournée. Je viens de lui gâcher sa journée ! Super. On dirait Cécile.
— Cella ? T’as entendu ce qui vient de se passer ?
— Non, à part quand t’as crié après Tacha. Vas-y, raconte !
Lola ne se le fait pas dire deux fois. Elle en rajoute des tonnes. À croire qu’on n’a pas assisté à la même scène. Dans ma main, la carte accrochée au ballon est brûlante. Je la retourne.
8 ballons.
J’ai failli leur dire non.
Mais dans ma vie en pagaille,
Ton soleil a transpercé ma grisaille.
C’est ton tour.
Bienvenue dans l’aventure.
Bienvenue dans ce nouveau défi.
Bienvenue dans ma vie.
Sasha
Je tends le billet à Lola. Elle n’attend que ça. Je vois ses lèvres bouger, ses yeux briller de malice. Je sais que Cella boit ses paroles à l’autre bout du téléphone. Et je ne sais pas si j’ai envie de souhaiter la bienvenue à tout ce méli-mélo.
* gouffa : en arabe, ce mot désigne un panier. Dans la région grenobloise, il a été détourné pour parler du gros volume d’une chevelure.