Chapitre 1 (Sasha – Il y a 18 ans)
Chapitre 2 (Sasha – Il y a 18 ans)
Chapitre 4 (Sasha – Il y a 18 ans)
Le ballon de la paix – chapitre 6 – Il y a 18 ans (Sasha)
— Sasha ?
Je rabats la couette sur ma tête.
— Sasha, il est 07h00, j’y vais.
— Rien à fou…
— C’est toi qui m’as demandé de te réveiller quand je partais ! Espèce d’ours !
Elle claque la porte et s’éloigne d’un pas pressé. Je crie :
— Bonne journée, mama !
D’où ça sort ça ? Depuis quand je lui souhaite une bonne journée ? Je me frotte les yeux, en espérant faire sortir le caca de mon cerveau quand sa tête blonde passe par l’entrebâillement de ma porte. Il fait nuit mais je sais qu’elle sourit. C’est comme une onde de choc qu’elle me balance de bon matin.
— N’en fais pas trop ! Ça m’a juste échappé ! Allez, oust !
Elle s’éloigne de nouveau mais cette fois, son pas est plus léger. J’écarte les bras, je baille et me gratte le cuir chevelu. J’ai gagné 5 tournois en trois jours ! Ju va me foutre la paix pendant quelques jours !
Normalement, aujourd’hui, Tacha a publié un nouvel article. J’ai envie de me taper la tête contre le mur tellement je me sens con. C’est qu’un article. C’est qu’une fille. C’est qu’un projet à la noix. Et pourtant, je n’arrive pas à me l’enlever de la tête. Cette nana m’intrigue. Je veux tout savoir d’elle. Je veux connaître chaque ballon qu’elle a imaginé. Comme si elle pouvait m’aider. Comme si c’était ça, ma rédemption.
La porte d’entrée se referme derrière ma mère qui part bosser. Je me lève. Ça caille. Bientôt, je gagnerai assez pour que Ju me foute la paix. Bientôt, ma dette sera réglée. Alors, tout ce que j’empocherai servira à déménager de ce bled paumé. Je m’achèterai de nouvelles cartes pour une revanche contre ma vie, et ma mère n’aura plus à être l’esclave des autres. Et on n’aura plus à économiser le chauffage. Ni l’eau chaude.
J’enfile un pull déniché au milieu du tas de fringues éparpillé au sol et j’allume l’ordi. Le temps que le modem se connecte, je peux aller pisser et me préparer un bol de céréales. Mes mains tremblent. C’est vraiment n’importe quoi !
Quand le blog s’affiche, je respire enfin normalement. Et il y a bien un nouvel article. Il y a aussi des commentaires sous ses posts précédents. C’est une sorcière cette fille ! Elle attire les gens dans ses filets puis les hypnotise. Faudrait pas qu’elle nous bouffe ensuite. Comme les saletés de mante religieuses.
« Le ballon de bienvenue – 1er décembre 2001 »
C’est bizarre comme titre. Je me suis levé tôt pour rien, c’est sûr !
Un ballon de bienvenue. C’est bizarre comme nom, n’est-ce pas ?
Elle lit dans mes pensées ou quoi ?
Je suis arrivée en France à l’âge de 16 ans. J’ai grandi à N’Djaména, au Tchad. Le pays de ma mère. Mon pays. Même si mon père est français. J’ai grandi au fil des saisons sèches et des saisons des pluies, des vents de sable et de la vie de quartier animée. Le matin, j’allais au lycée français. L’après-midi, j’étais quelque part dans mon quartier. Ma mère crisait : elle ne savait jamais où j’étais. Parfois je jouais au basket avec les voisins, d’autres fois c’était aux cartes avec ma meilleure amie. Il y a une coutume, là-bas, que tu ne connais sûrement pas. Quand quelqu’un vient te voir, tu le raccompagnes. Une façon de passer plus de temps ensemble et de rendre les trajets plus agréables. Je disais souvent à ma mère que je raccompagnais mes amis au goudron, pour prendre un taxi. Oui, dans mon quartier, il n’y a qu’une route goudronnée. L’axe principal. Toutes les rues sont en terre. Mais parfois, je marchais des kilomètres en parlant, sans me rendre compte que j’étais bien loin du goudron. Et une fille seule qui rentre à la tombée de la nuit, c’est dangereux. Une métisse encore plus.
Mon père a toujours voulu que nous habitions en France. Il se disputait souvent avec ma mère à ce sujet. Pour des raisons de sécurité, d’accès à la santé et aux soins, de conditions de vie… Mais ma mère refusait d’abandonner ses huit frères et sœurs, ainsi que ma grand-mère, qui vivait avec nous. Quand j’ai eu 15 ans, elle est décédée. Du palu (je crois que les médecins appellent ça la malaria ici). Ça a été très rapide. Le deuxième soir de la veillée mortuaire, ma mère est venue me voir pour m’annoncer que c’était ma dernière année scolaire sur le sol tchadien. Ce 10 octobre, j’ai du faire le deuil de ma grand-mère et de ma vie là-bas.
J’étais déjà venue en France. En vacances. C’était super. Je voyais ma famille d’ici et j’étais un peu la star. La fille exotique qui devait avoir plein de choses à raconter. Je remplissais ma valise de nouvelles fringues à la mode, des musiques actuelles et de chocolat. Ah… le chocolat français ! Rien à voir avec le tartina, cette pâte à tartiner dégueulasse dont je me contentais quand il n’y avait rien d’autre.
Il y a un an, j’ai atterri dans le Vercors, pour de bon. J’avais 16 ans. J’ai débarqué dans ce lycée de 400 élèves. 400, ce n’est pas grand-chose, mais pour moi, c’est déjà énorme. À N’Djaména, nous étions maximum 300, de la maternelle à la terminale. Tout le monde connaissait tout le monde. À mon arrivée ici, tout le monde m’a remarquée. Moi, la nouvelle, pas vraiment blanche, pas vraiment noire non plus. Au lycée, comme dans mon nouveau quartier, on m’a posé quelques questions et puis… comme je n’avais pas vu de lion, et que je répondais à tout le monde « Non, je ne parle pas africain. Toi, tu parles européen ? », on m’a laissée tranquille.
Et puis au fil des mois, je me suis habituée. Au froid, aux nombreuses heures en classe, à la multitude de visages blancs autour de moi, au fait de prendre le bus seule, à la lumière qui s’allume chaque fois que j’appuie sur le bouton, au chocolat accessible à tout moment. Je me suis habituée à ne plus être « la nouvelle ». Et pourtant, si j’écris cet article aujourd’hui, c’est que je me suis tellement habituée que j’ai peur d’oublier que d’autres vivent la même chose que moi.
C’est pourquoi je voudrais offrir un ballon de bienvenue à tous ceux qui ne se sentent pas encore chez eux : à celles qui décorent leur intérieur pour y retrouver un peu de leur âme au milieu de ces murs inconnus ; à ceux qui regardent mille fois leur itinéraire pour être sûr de ne pas se tromper de route et d’arriver à l’heure dans leur nouvel établissement ou leur nouveau lieu de travail ; à celles qui n’ont encore aucun repère et qui s’endorment le soir en larmes, déracinées ; à ceux qui se demandent s’ils ont bien fait, si ce n’était pas une erreur ou de la folie…
Je voudrais vous offrir un ballon de bienvenue pour vous dire que ça va aller. Dans quelques jours, vous commencerez à reconnaître les visages et les bâtiments ; Bientôt, vous saurez où faire vos courses, acheter des timbres et emprunter des livres ; Dans quelques semaines, vous aurez quelques collègues, voisins ou amis avec qui vous rirez ou raconterez les potins (d’où je viens, on appelle ça des congossas) ; Dans quelques mois, les lieux que vous avez quittés vous manqueront un peu moins, vous y penserez toujours autant mais ce sera moins douloureux ; Un jour, vous direz même « chez moi » en parlant de votre nouvelle vie.
Offrez des ballons de bienvenue à vos nouveaux camarades de classe, à vos nouveaux profs, à vos nouveaux collègues, à vos nouveaux voisins, à votre nouveau chef, aux personnes qui viennent agrandir votre famille (une naissance, un mariage…). Vous pouvez même leur offrir des gâteaux avec. Ou du chocolat. Ce n’est pas grand-chose, et pourtant, ça peut rendre une croisée des chemins moins sinistre.
Et à vous qui me lisez, bienvenue sur le blog des ballons de la paix !
Tacha.
Je me retourne. Personne. Je vadrouille dans l’appartement. Personne. Je deviens parano. Comme si je faisais quelque chose de mal. C’est quoi ce bordel ?! Je ne fais que lire le blog d’une nénette idéaliste. Et j’parie qu’elle est jolie. Une go qui arrive à me donner envie de lire des histoires de ballons ne peut être que jolie. Elle a l’air tellement sûre d’elle ! Mais a-t-elle autant d’assurance en face à face que derrière son écran ? On s’en fout mais ça m’intrigue. Faudrait pas que je devienne sentimentaliste non plus ! Oh ! Puis après tout ! Pourquoi pas s’amuser un peu ? C’est quoi son mail déjà ? Faudrait pas non plus que je m’affiche publiquement, faut pas déconner !
De : sashasterix@hotmail.fr
À : leballondelapaix@hotmail.fr
Date : 03/12/2001 à 07h54
Salut Tacha.
Moi, c’est Sasha.
J’ai trouvé un ballon de la paix vers Saint Antoine l’Abbaye. Il y avait un lien vers ton blog.
Comment peux-tu être sûre que tu ne fais pas tout cela dans le vent ? Ce qui serait un comble pour des ballons…
Sasha.
Voilà. Envoyé. C’est une belle entrée en matière. Alors miss Tacha, est-ce que tu as de l’humour ou non ? Je m’étire, comme un félin après avoir dormi au soleil. Je voudrais bien du soleil, là ! Par précaution, je me déconnecte et ferme toutes les fenêtres, on ne sait jamais. Sauf celle de CS. Je branche mes écouteurs et c’est parti pour tuer du terroriste.
— Toc, toc ?
Je me retourne. Ma mère entrebâille la porte et derrière elle je distingue l’immense ombre de Ju. Elle se fraye un chemin jusqu’à la lampe de chevet. Ma chambre s’éclaire. Je me frotte les yeux.
— Tu as passé toute la journée dans le noir et sur l’ordi ?
Elle secoue la tête mais ne rajoute rien. L’autre lèche-botte, toujours prêt à s’attirer les faveurs des autres renchérit :
— Tes yeux, mec ! Ta mère a raison !
Elle lui sourit. Il est ravi. J’ai envie de lui faire bouffer mes chaussettes.
— Spasiba*, mama.
Elle a compris qu’il valait mieux rien rajouter et se tire. Ju fait comme chez lui. Il s’approche de mon écran que je rabats, doucement.
— Tu finis pas ta partie ?
— C’est fait.
Il s’assoit sur mon lit, et je pivote sur mon siège, face à lui.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? Je croyais qu’avec tout ce qu’on avait fait ce week-end, tu f’rais acte de présence à tes cours…
— J’y suis allé. Mais… j’ai le droit de te voir en dehors du business, non ? C’est pas ce que font les potes ?
C’est le moment de lui parler. Je ne dois pas montrer que je suis nerveux. J’attrape une balle de tennis, je pose ma corbeille à papier devant la porte fermée, et je m’assois à côté de Ju. Je lance la balle. Panier.
— En parlant de business…
— C’était dingue ce que t’as fait ce week-end ! Un chef d’œuvre, mon pote !
Il me claque le dos de sa large main et sa chevalière s’écrase sur mon omoplate. Je baisse d’un ton
— Ju ! On va finir par se faire pincer. Ma reum n’est pas dupe !
Je ramasse la balle et la lui tends.
— Ohhhh non ! Pas question d’arrêter, on forme la meilleure équipe qui soit et ce n’est que le début !
Il lance la balle qui tombe à côté. Je la récupère. On pourrait presque voir la marque de mes ongles incrustés dedans.
— Une équipe ? Tu te fous de ma gueule ? Tu te prends 80 % alors que c’est moi qui prends tous les risques !
Je fulmine. Il sourit. Il garde le contrôle cet enfoiré !
— Calmos mon pote ! Tu peux tout garder pour toi si tu veux…
Il se penche vers moi, m’arrache la balle des mains et susurre :
— Tu n’as qu’à demander…
— Sors de chez moi, Ju ! Je vois assez ta sale gueule le week-end. Dégage !
Je me lève pour lui ouvrir la porte. J’ai envie de lui crever ses yeux de pervers ! Il passe devant moi, lâche la balle sur mon pied et chuchote.
— Je consolerai ta mère quand elle saura…
Le fumier. Je me mords la lèvre. Ma bouche est en sang, mes muscles sont en béton armé et j’ai envie d’exploser le mur.
J’enfile mes baskets. Je guette par la fenêtre : sa voiture est déjà partie. Je branche mon iPod.
— Mama, je sors courir. Ne m’attends pas pour manger.
Je n’attends pas sa réponse. J’enfile mes écouteurs et je détale. Chaque foulée m’éloigne de lui. Chaque parcelle que je piétine est un bout de chaîne qu’il a enroulée autour de mon cou et que j’essaie de briser. Chaque inspiration est une remontée à la surface pour ne pas me noyer. Il n’aura pas ma peau ! Je dois trouver une solution. Je dois trouver une putain de solution !
*Spasiba : Merci, en russe.