Le ballon de la paix – chapitre 1 – Il y a 18 ans (Sasha)
— Sasha, attends !
J’entends sa voix suppliante au moment où je claque la porte. Il est hors de question que je reste. Je déteste voir ses yeux devenir rouges et se remplir d’eau. Je déteste comment elle me regarde. Son amour surpasse toujours sa colère. Mais bien cachée, la culpabilité se tapit, prête à me bondir dessus. Elle n’y est pour rien. Elle a tout fait pour moi. Mais je ne peux pas être un autre. Et quand elle me touche le visage de ses mains usées et délavées par les produits ménagers, qu’elle se met à parler en russe, j’ai envie de l’étrangler. Je ne suis pas comme elle avait imaginé, et elle n’a même pas honte de moi. Non, elle cherche encore à me ramener à la vie. Elle n’a pas le droit de me faire me sentir encore plus mal ! Alors je déguerpis !
Le froid me rattrape. Putain de lundi de novembre. Si je rentre maintenant, je vais devoir la consoler. De tous les coins merdiques, ma mère a choisi un village médiéval perdu entre l’Isère et la Drôme pour oublier que mon connard de père l’avait abandonnée. Très religieuse, elle a vu dans l’immense Abbaye de Saint-Antoine un refuge. Une autre idée de chiotte ! C’est vieux, lugubre et j’ai envie d’exploser chaque touriste que je croise comme j’écrase les mouches en été. Et surtout ! Il n’y a rien à faire. À part boire de l’hydromel. Mais je n’avouerai jamais en public que j’adore ça. Y a que les vieux, ou les gens du Moyen-Âge qui assument de boire de l’alcool à base de miel. Me voilà à déambuler dans les rues pavées sous un crachin d’automne, vêtu d’un simple t-shirt.
Je cours. Ça, je sais très bien faire. Je suis peut-être né pour fuir, qui sait ? Il va bientôt faire nuit et il fait de plus en plus froid. Je sors du village. Les maisons ont laissé la place aux champs. La bruine cache les montagnes que l’on voit d’habitude au loin. Je suis trempé. Je ne peux même pas fumer mon joint. J’ai l’air d’un con ! Un con de 20 ans, seul, dehors sous la pluie. Un con à problème. Sans avenir. Mais si mon avenir est de récurer les chiottes et de faire la vaisselle des riches comme ma mère, alors non merci !
J’arrive à un croisement. Si je prends à gauche, je fais une boucle. Je serai rentré d’ici une demi-heure. Plus vite en courant. Je peux aussi prendre à droite, faire un tour bien plus long, ou rebrousser chemin. J’hésite. Est-ce que je suis calmé ? Est-ce que je veux que ma mère s’inquiète un peu plus ? Ça compensera le fait que mon géniteur, lui, n’ait jamais eu de souci à se faire pour moi ! À droite toute !
Merveilleuse idée. Le chemin est de plus en plus boueux. Qu’est-ce que je croyais ? Je regarde en arrière. Je m’arrête. Personne ne me voit. J’ai le droit de changer d’avis sans paraître pour un faible. Je reprends mon souffle, penché en avant, les paumes des mains appuyées sur mes genoux. Tiens… Qu’est-ce que… ?
Sur le bord du champ boueux, une tâche blanche. Un papier ? Qu’est-ce que ça fiche ici ? Je le prends du bout des doigts. C’est une carte assez rigide, accrochée à un petit ruban comme ceux avec lesquels on fait des nœuds sur les paquets cadeaux. Bizarre. Je secoue le tout. Au bout du ruban, il y a un reste de ballon sali par la boue. La carte est recouverte de scotch. Astucieux. Surtout avec un temps pareil. Il fait trop sombre. C’est écrit à la main et je n’arrive pas à déchiffrer les mots.
Je cours. Très vite. Direction le village. C’est comme si j’avais découvert une bouteille à la mer, dans un champ. Ouais, c’est con ! Au premier lampadaire, je m’arrête et sors la carte. La pluie ruisselle sur le papier. Je me frotte les yeux du revers de ma main.
Une inconnue, quelque part, pense à toi qui reçois ce ballon de la paix.
Qu’il puisse être une douce pause dans ton existence.
Et s’il t’a apporté un peu de paix, alors à ton tour !
Partage ton ballon de la paix sur www.leballondelapaix.blogger.com
Qu’est-ce que c’est que cette merde, encore ? Je retourne le feuillet. Il n’y a rien d’autre. C’est une blague ? Je regarde aux alentours. Personne. Il fait nuit et il pleut. Il est temps de rentrer. Je glisse la carte dans la poche arrière de mon jean.
J’ouvre doucement la porte d’entrée de l’appartement.
— Oh mon dieu, tu es là !
— Moi, c’est Sasha, mama.
Ma mère me tapote la joue en riant. La tempête est passée. Je suis lâche. Je sais qu’elle veut qu’on discute. Mais il n’y a rien à dire. Elle court me chercher une serviette en parlant. J’entends sa voix rapide et joyeuse mais je n’écoute pas les mots. De toutes les manières elle est passée du français au russe et je ne fais aucun effort pour comprendre. Elle frictionne mon crâne rasé, mon visage qui ruisselle, mes bras couverts de chair de poule.
— Stop ! Mama !
Elle relève la tête. Ses cheveux blonds sont ternes et font ressortir ses cernes. Elle lutte depuis si longtemps contre la vie qui essaye de l’engloutir. Si quelqu’un méritait de trouver ce stupide ballon de la paix, c’est bien elle… Mais j’y pense… Je fouille dans la poche de mon pantalon et lui tends la carte.
— Je file sous la douche !
Je me retourne avant d’entrer dans la salle de bains. Elle tient le papier délicatement entre ses doigts. Elle ne me crie même pas après pour toute l’eau que j’ai laissée sur mon passage. Je souris et referme la porte derrière-moi.
Lorsque je ressors, la salle de bains est un hammam. La vapeur s’échappe dès que j’ouvre la porte. Le sol a été nettoyé et je sens l’odeur du chtchi. Je marche sans bruit jusqu’à la cuisine, une serviette nouée autour de la taille. Je jette un œil, elle n’est pas là. J’entre discrètement et soulève le couvercle. Mmmmh, l’odeur de la meilleure soupe du monde.
— Sasha, lâche ce couvercle et viens ici !
Le couvercle m’échappe. Plus discret, tu meurs ! Je bougonne. Elle laisse traîner ses yeux partout. D’ailleurs, où est-elle ? Comme elle lit aussi dans mes pensées, sa voix me répond :
— Dans ta chambre.
Quoi ? Non ! Putain, elle n’a pas le droit ! Les poings serrés, je traverse le couloir et pousse la porte d’un geste sec du bout du pied :
— Qu’est-ce que tu fous ici ?
Elle ne relève même pas la tête. Elle est assise à mon bureau et a allumé mon ordinateur. MON ordinateur ! J’ai envie de l’éjecter d’ici mais je remarque l’encadré pour le mot de passe. Elle le fixe comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement. Haha ! Bien ouéj mon gars !
L’air fier, je m’assois sur le rebord du bureau, les bras croisés sur mon torse encore mouillé. Son regard passe de l’écran de l’ordinateur au petit carton qu’elle tient dans sa main gauche. Elle relève enfin son visage fatigué vers moi. Ses cernes sont monstrueuses. Elle a l’air tellement vieille. Elle s’attarde sur mon tatouage. Un truc que j’ai fait par défiance. Ou par provocation. Ou les deux. Elle secoue la tête. Je grogne :
— Ça va faire un an. Tu peux passer à autre chose, nan ?
Elle ne répond pas, se lève de mon siège, me tend la petite carte et attend. Le petit bout de ballon pend encore. Il est blanc. Elle a lavé le bout de ballon. Je rêve !
— Pas question !
— Tu ne veux pas savoir ?
Un sourcil plus haut que l’autre, elle me regarde, sans cligner des yeux. Elle marque un point. Elle le sait. Elle dépose le bout de papier sur le clavier.
Je prends place lentement sur ma chaise et fais tourner mon index dans le vide. Elle lève les yeux au ciel mais obtempère et me tourne le dos. Qu’elle s’estime heureuse que je ne la vire pas de ma chambre !
Mon mot de passe est pourri : « onestleschampions » ! Mais à quoi bon chercher plus compliqué quand celui-ci suffit largement à bloquer la reine mère qui laisse déjà traîner ses yeux et ses oreilles partout.
— C’est bon ?
— Tu t’es retournée avant que je réponde ! Sérieux !? Pourquoi tu poses la question ? T’abuses !
— Et toi, tu réagis comme un gamin. C’est pas ce truc moche – elle désigne mon tatouage – ni tes mini poils – elle effleure mon torse ? What the fuck ? – qui font de toi un homme ! Tu as 20 ans, merde !
Je la repousse violemment :
— Dégage avant que je fasse un truc que je regretterais.
Mon âme est sombre. Violente. Prête à bondir comme un lion affamé sur sa proie après des jours de chasse. Je me redresse de toute ma hauteur. Elle a l’intelligence de comprendre que le mâle dominant est de retour. Elle recule jusqu’à se retrouver dans le couloir. Je lui claque la porte au nez.
Mon corps tremble. La paix n’aura été que de courte durée. Comme si un ballon éclaté aurait pu changer qui je suis. Je déteste être dans cet état. Elle le sait, et elle me cherche. Je me déteste de ne pas savoir me contrôler. L’animal qui est en moi prend de plus en plus de place. Il dévore la moindre parcelle apaisée qu’il me reste. Je retombe sur ma chaise. Las.
L’écran est toujours allumé. Il attend pour obéir. Voilà ce que j’aime avec la technologie. Elle fait ce qu’on lui dit. Point. Et ce que je veux, c’est accéder au site www.leballondelapaix.blogger.com. La militante peace-and-love qui se cache derrière ce ballon a besoin qu’on lui rappelle qu’on est en 2001 et que les hippies, c’est fini depuis un bail !
Dans la barre de gauche, il y a une petite présentation et la liste des articles. Il n’y en a pour l’instant que deux : « Pourquoi ce blog ? » et « Le ballon de la paix – 11 novembre 2001 ». Les deux datent du début du mois. Ce ne sera donc pas difficile de donner l’envie à cette utopiste d’aller raconter ses conneries ailleurs !
« Bonjour, je m’appelle Tacha. Le projet « le ballon de la paix » est bien plus vaste que ce blog. Je vous invite à lire l’article « Pourquoi ce blog ? » pour mieux comprendre ma démarche. Ensuite ? Hé bien il y aura un ballon par mois, jusqu’au bac. Pour chaque ballon, une possibilité de faire la paix avec quelqu’un. C’est parti ! »
Une gamine. Une meuf qui n’a même pas l’âge de voter. Sûrement une gosse de riche qui n’y connaît rien à la vraie vie et qui s’est réveillée un matin avec l’idée brillante de créer un nouveau mouvement pacifiste… Je referme l’écran de mon portable. L’envie de le défoncer est trop forte et je ne peux pas me permettre de le bousiller.
Je branche mon tout nouvel iPod* et m’affale sur le lit. Lorsque je marche dans la rue avec, on me respecte. On m’envie, même. J’ai un iPod. Ma mère s’en-contrefout du prix, de la marque, de ce que ça représente. Elle est juste contente de ne plus entendre ma musique à fond. Juste pour la faire chier, je remettrai bien ma chaîne Hi-fi mais Michael Jackson directement dans mes oreilles, c’est quand même pas pareil. Je ferme les yeux et laisse le rythme m’envelopper, me bercer, me transfuser. Je me shoote à l’Invincible*, jusqu’à le devenir moi aussi.
*iPod : le premier baladeur numérique d’Apple été mis en vente début novembre 2001.
*Invincible : album de Michael Jackson sorti le 30 octobre 2001.