Djanaé. Nous en sommes à plus de 40 jours de confinement et cette situation inédite fait remonter à la surface d’autres souvenirs. Celui que j’ai envie de te raconter aujourd’hui, je pense que tu n’en as encore jamais entendu parler.
Tu sais que lorsque j’habitais à N’Djaména, j’étais presque tout le temps dehors. Mamie Fabienne me demandait toujours de lui dire où j’allais, sauf qu’une fois que j’avais atteint ma destination, il y avait de grandes chances pour que je bouge une heure après. Parfois même avant. Ce n’était pas prémédité. C’était juste cette bougeotte que j’avais, et la vie là-bas, qui faisaient que j’allais demander quelque chose à une voisine, puis que je devais déposer tel truc à une autre, puis que je croisais un pote que j’accompagnais pendant deux minutes, puis on s’arrêtait au milieu de la route pour finir la discussion et je me retrouvais à papoter plus longtemps que prévu (ah, ça, papoter… tu sais ce que c’est, c’est bien passé dans tes gênes)… Bref, je vadrouillais.
Mais je respectais l’autre règle : rentrer à 18h00, avant qu’il fasse nuit. Oui, parce que lorsque tu habites près de l’équateur, les saisons sont différentes, tu le sais déjà, mais la durée des journées aussi. Il y avait peu d’écart tout au long de l’année : il faisait jour vers 6h du matin et le soleil se couchait vers 18h00… à une demie-heure près en fonction des mois.
Quoi qu’il en soit, malgré le peu de libertés que nous avions là-bas, je pouvais quand même vadrouiller dans le quartier à ma guise. Oui, le cadre dans lequel j’évoluais était restreint : j’étais blanche, et j’étais une fille. Deux raisons pour ne pas passer inaperçue. Deux raisons pour avoir plus de problèmes. Deux raisons pour que ma sécurité soit plus difficile à assurer. Alors je pouvais rester dans la rue, tout le monde me connaissait. Je pouvais aller un peu plus loin, mais accompagnée.
Mais je ne pouvais pas mettre de shorts pour sortir. Et si j’allais au marché (jamais seule), je devais couvrir mes épaules et ma tête au maximum. Il n’y avait pas de bibliothèque où aller flâner, ni de centre pour apprendre la musique, le théâtre ou n’importe quelle autre activité. Je ne pouvais pas non plus aller au cinéma.
Le ciné du quartier n’avait rien à voir avec les salles d’ici. Des bancs et un écran géant avec des films en streaming. J’accompagnais les potes pour « voir le programme ». Chaque jour, il y avait une petite affiche imprimée avec deux films. Souvent des films d’action. Et parfois les matchs de foot. La première fois que ton papi a accepté que j’aille au ciné, j’avais 15 ans et c’était pour un match de coupe d’Europe. J’y suis allée avec mes sœurs et plein de copains habitués (donc que les autres habitués connaissaient). Traduction : personne ne nous aurait embêté. On soutenait l’Espagne, je me souviens. C’était un match Espagne-Portugal. Ce jour-là, on a découvert Christiano Ronaldo. Ce jour-là, on a changé de camp au milieu du match. Parce qu’il était trop beau, tu comprends (même pas honte). Ce jour-là, on a découvert l’ambiance du ciné de Moursal. Les gens applaudissaient, criaient, se levaient, parlaient avec ceux qui étaient au fond de la salle, insultaient les joueurs mais… dans une atmosphère franchement très drôle. Mais papi Pascal n’a pas voulu pour autant qu’on y retourne. Parce que j’étais une fille. Et que j’étais blanche. Et qu’il y a des gens qui observent les allées et venues.
Si je te raconte tout ça, c’est pour que tu saisisses à quel point mes sorties de l’après-midi étaient vitales pour moi. Le matin, il y avait l’école. Ensuite, les devoirs. Et ensuite, le monde de l’autre côté des murs de notre cour. Et c’est ce monde-là qui me permettait de respirer.
Un jour, alors que je revenais d’acheter du pain chez Mahmat, le commerçant à l’autre bout de la rue, j’ai croisé un pote. Enfin… plutôt le pote de mes amis. Il traînait avec eux de temps en temps, donc je le connaissais assez, mais sans que je le considère pour autant comme étant « mon » ami. Au Tchad, on ne fait pas la bise. Ou les filles entres elles. Mais jamais un gars avec une fille. On avait donc notre façon de se saluer, en se tapant dans la main, puis en recourbant les doigts, puis en faisant claquer notre majeur et notre pouce, en même temps. Je te montrerai en vrai, ce sera bien explicite.
Ce jour-là, en plein milieu de la rue, alors qu’il y avait des gosses qui couraient partout, que le soleil était encore bien là, qu’il y avait du passage, ce gars a volontairement laissé trainer son doigt le long de la paume de ma main en me fixant bien dans les yeux. Il avait au moins 22 ans, j’avais à peine plus de 14 ans. Ce geste, ma très chère fille, est réservé aux amoureux. Pas à des potes. Il me connaissait. Il savait que je ne laisserai pas passer. Je l’ai regardé bien en face et lui ai dit que s’il recommençait, je ne me gênerais pas pour le gifler.
Il a ri. Oui, parce qu’un homme qui se fait gifler par une femme, là-bas, c’est inadmissible. Inconcevable. Et par une nénette blanche, en plus… l’insulte suprême. Donc il ne m’a pas crue. Il a répondu « bah vas-y ». Je lui ai demandé s’il était sûr de lui. Je pense que si j’avais eu des flammes dans les yeux, il se serait transformé en tas de cendre avant même d’ouvrir sa bouche. Mais il a aimé le défi. Je pense qu’il devait s’ennuyer. Alors il a dit « oui ». Alors je l’ai giflé. Là, dans la rue.
Il s’est transformé en statue de sel, avec des pics de glace dans les yeux. Je lui ai dit que je l’avais prévenu. Il a commencé à m’insulter et à me menacer. Mes potes sont arrivés. Certains m’ont emmenée de force chez moi pendant que les autres l’éloignaient. Il a hurlé que s’il me croisait dans la rue, il me tuerait. Tout le monde savait qu’il était sérieux. Mes parents en premier lieu. Alors ils m’ont confinée.
Interdiction absolue de sortir les après-midi, le temps que ça se tasse. Ce gars ne vivait même pas dans notre quartier. Mes potes ont promis qu’ils l’empêcheraient de faire quoi que ce soit et qu’il n’allait pas passer par là de sitôt. Ils ont assuré à papi et mamie que je ne m’éloignerais plus sans quelqu’un avec moi. Mais ça n’a pas suffit.
Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Pas 40 jours, en tous cas. Mais j’avais l’impression d’être en prison. À cause d’un con, en plus. Je restais dans la cour et j’écoutais les rires des autres dehors dans la rue. Je ne pouvais même plus monter à l’arbre gigantesque qui me permettait plus jeune de tout observer de haut. Il avait été coupé quelques mois plus tôt parce que ses racines étaient en train d’abimer les fondations de la maison.
Alors j’attendais les visites, je ruminais, j’arpentais la cour comme un lion en cage. C’est à ce moment-là que j’ai écrit et composé mes premiers morceaux de musique. C’est là que j’ai eu l’idée de recréer un groupe, de reprendre le flambeau après mon frère qui était rentré en France après son bac. Comme quoi, quand on ne peut plus sortir, on découvre d’autres facettes de soi.
Alors je te rassure, au bout d’un moment, le gars en question s’est vraiment calmé. Et j’ai de nouveau pu mettre le bout de mon nez dehors. Au début, j’avais la trouille. Qu’il me tombe dessus au moment où je ne m’y attendais plus. Et puis le temps a passé, la vie a repris son cours, il est réapparu, m’a salué comme si de rien n’était. Et on n’en a plus jamais reparlé.
Je me souviens de son prénom. De son visage. Je me souviens l’avoir recroisé par hasard à l’aéroport quand je suis revenue à N’Djaména pendant les vacances d’avril, en terminale. Il était correct, jovial, sympathique. Mais je n’ai jamais oublié et n’ai jamais pu rire véritablement avec lui.
Voilà, Djanaé, tu connais une autre facette du confinement. Et si pour moi le danger était à l’extérieur, sache que pour d’autres, malheureusement, il est entre les murs…