Djanaé.
Il y a un autre confinement auquel tu as échappé. Celui de l’école.
Je n’ai jamais compris pourquoi je devais rester assise au moins 5 heure par jour, 4,5 jours par semaine, 36 semaines par an. Je sais que tu es en plein dans les multiplications, mais je t’épargne le calcul. Cela fait 810 heures par an. Du CP (allez, je suis gentille, je ne compte même pas les années de maternelle) jusqu’à la terminale, cela fait 7 ans. 5670 heures de ma vie (au minimum, parce que n’oublie pas, après j’ai fait une année de fac de médecine, puis une année de fac de langues, puis un BTS) à devoir supporter de rester assise.
Au début, j’ai été sage. Je n’étais qu’une gosse, et qu’est-ce que la voix d’un enfant, comparée à celles des adultes ? Et puis, surtout, je n’avais cours que le matin (vive l’Afrique et la chaleur trop forte des après-midi). Les après-midi, je courais, je faisais du basket, du foot, je jouais aux cartes avec les voisins, j’arpentais le quartier dès qu’une raison se présentait (aller chercher le courrier à la boîte postale à 2 kilomètres, aller acheter du pain, raccompagner unetelle jusque chez elle). Toutes les raisons étaient bonnes à prendre.
Je me souviens que dans la rue, sur le banc devant la maison des voisins, on pouvait discuter des heures. Moi, je restais debout. Je ne tenais pas en place.
Mais à chaque rentrée scolaire, j’étais malade. Sauf que j’oubliais, d’une année à l’autre. C’est mamie Fabienne qui me l’a fait remarquer à l’entrée en seconde. Parce que cette année-là, ma maladie sans nom m’avait clouée au lit pendant 15 jours. C’était beaucoup, quand même, pour des symptômes de somatisation.
Ensuite, j’ai commencé à ne plus retenir mes jambes qui gigotaient tout le temps. Ça saoulait les autres, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Il paraît que ça porte un nom : le syndrome des jambes sans repos. Avant, c’était seulement le soir, au moment de m’endormir. Mais plus je passais de temps assise à « travailler », et plus mes jambes se rebellaient.
Si seulement il y avait eu juste les jambes. Mes pensées aussi partaient dans tous les sens. J’avais donc développé une technique de ninja. Ou d’espion. Papi Pascal m’appelait « les oreilles de Moscou ». J’étais devenu très douée pour écouter en même temps que je faisais autre chose. Je pouvais lire un roman (et comprendre ce que je lisais, sinon c’est de la triche) et écouter les conversations autour. Je m’entraînais dur. Si bien que pendant tout un temps, je pouvais suivre jusqu’à trois conversations en même temps. Et parler en classe en même temps que j’écoutais le prof.
Je me souviens, en seconde, m’être faite sermonner : « Anne-Estelle ? Qu’est-ce que je viens de dire ? » Après avoir répété mot à mot ce que la prof venait de dire, j’ai eu droit à « Laisse au moins tes camarades suivre ! » Qu’est-ce que j’ai ri ce jour-là. Ils pouvaient m’emprisonner dans leurs murs, mais pas ligoter mes pensées. Ni mes mains. Il fallait que je les occupe. Tout le temps.
Encore plus tard, pour me canaliser, je remplissais des grilles de sudoku en cours. Et parfois même, je me mettais debout au fond de la classe, histoire de me dégourdir les jambes un minimum. C’était ça, ou je faisais trembler toute la rangée de tables collées les unes aux autres en forme de U.
Peut-être que toi aussi, Djanaé, un jour, tu découvriras cette forme de confinement. Le plus tard possible, je te le souhaite. Parce qu’aujourd’hui, je le sais : pour apprendre, on n’a pas besoin d’être confiné entre quatre murs pendant des heures. On n’a pas besoin d’être assis pendant des heures (je dirais même qu’il vaut mieux l’éviter). On n’a pas besoin d’écouter quelqu’un nous délivrer un savoir et tout avaler comme les oies qu’on gave pour en faire du foie-gras. On n’a pas besoin non plus d’être confinés avec plein d’autres êtres humains du même âge.
Tu le sais, tu as besoin de t’amuser, de lire, de bouger, de manipuler, de te dépenser, de découvrir le monde, d’être dehors un maximum, d’observer, de fouiller quand tu as des questions, de jouer, d’émettre des hypothèses, de tester, de rater, de recommencer, de parler, avec un maximum de personnes, de comparer les idées des uns et des autres, de créer, d’inventer, de remettre en question…
Alors je te rassure, comme des millions d’autres avant moi et des millions d’autres après moi, j’ai survécu à cette forme de confinement. Mais est-ce qu’on doit survivre, ou vivre ?
Djanaé, je ne peux pas t’offrir un monde idéal. Et il ne faut pas se leurrer : avec ou sans école, tu connaîtras la frustration, l’injustice, l’agacement, l’envie de vivre autre chose, le besoin de péter les limites, les amitiés qui vont et qui viennent, les adultes qui se croient supérieurs (oui, moi aussi, encore parfois, je suis désolée), ceux qui te diront que tu es sensée savoir ceci ou cela… parce que si la vie que l’on te propose est en dehors de l’école, elle n’est pas en dehors de la société.
Tout ce qu’on souhaite, c’est t’épargner un peu de temps gaspillé et d’heures de passivité. Parce que chaque heure compte et que tu peux profiter de chacune, et pas seulement celles qui te resteraient après les 5670 heures d’école (et celles où tu dors).