Djanaé.
Hier, je t’ai laissée au moment où nous quittions la base de regroupement pour rejoindre l’aéroport. Peut-être même que c’était un aérodrome. Je ne suis pas sûre de moi. Ce que je sais, c’est qu’il faisait beau et qu’on était tous dehors, éparpillés avec nos quelques sacs. La zone était entièrement quadrillée de militaires français et nous étions des centaines à l’air libre.
On pouvait jouer, courir. Et même faire de la balançoire. Sauf qu’en s’approchant, il y avait cette femme, assise sur la balançoire, qui pleurait. Elle avait tout perdu, sans sa peau. De justesse. Et elle était là, sans personne à ses côtés, sans papier, juste les vêtements qu’elle portait et ses sanglots. On n’a pas demandé la balançoire. On a fait demi-tour et on s’est assis avec les adultes.
Au bout d’un certain temps, peut-être deux heures ? Peut-être plus ? Je ne sais pas, le temps est relatif dans ces cas là. Encore plus quand on a neuf ans. On nous a fait rejoindre la piste. On était là, assis sur le tarmac, des militaires tout autour.
Le transall est arrivé, l’arrière s’est ouvert, on s’est tous engouffrés. L’opération n’a duré que quelques minutes. L’avion de transport militaire a décollé avec à son bord des dizaines de personnes entassées au milieu, à même le sol. Si j’avais connu la chanson des sardines, peut-être que je l’aurais chantée à ce moment-là. Pour voir un petit sourire sur le visage las et triste de mamie Fabienne.
Il y en a un qui a souri. C’est tonton Isaac. Du haut de ses 12 ans, il a eu l’honneur d’aller dans le cockpit. Il a demandé au pilote de faire des loopings et le pilote a accepté. Et nous on a tous eu envie de vomir.
Ensuite, on a atterri à Libreville (au Gabon) où on est restés encore de nombreuses heures en attente d’un vol Air France pour Paris. Je ne sais pas où on était exactement, mais papi Pascal pourra te répondre, c’est le champion des détails. Les quelques rares flashs qu’il me restent sont des espaces plus lumineux, aérés, joyeux. Il n’y avait plus cette tension où tout le monde est sur le qui vive. On était en sécurité.
On est arrivé à Paris en soirée. Papi Pascal avait tatie Jaël dans les bras quand il s’est retrouvé interviewé par un journaliste de TF1. Hé oui, à 1 an et demie, tatie Jaël avait déjà eu sa minute de célébrité.
C’est tonton Xavier, je crois, qui est venu chercher grand-papi et grand-mamie pour les ramener à Grenoble. Nous, on est partis en deux voitures avec tonton Franck et Mémé. Ensuite, c’est le trou noir. Je sais qu’on a posé pour le Dauphiné Libéré et qu’on a eu droit à toute une page de témoignage. Enfin, quand je dis « on » c’est papi et mamie qui ont raconté. J’ai toujours l’article, quelque part dans un classeur.
Je me souviens qu’en Juillet, lorsque les avions de chasse ont zébré le ciel en bleu, blanc et rouge, tatie Jaël s’est figée en hurlant. On a tous cru qu’elle était en train de mourir. Peut-être que c’est ce qu’elle a cru elle aussi.
Et sinon, les souvenirs suivants sont ceux à l’école, dans cette petite ville au milieu de la Chartreuse. C’est là, des mois plus tard, que je recevais un appel de celle qui deviendrait ta Tata Leïla, qui avait appelé toutes les personnes de France qui portaient mon nom de famille. Pour finalement me trouver à moins de deux heures de route de chez ses grands-parents. Son confinement à elle a duré plus longtemps que le mien. Pour d’autres, il n’a eu pour fin que la mort.
J’ai eu de la chance de pouvoir quitter ces zones de guerre. Tu as de la chance, Djanaé. D’être née sur un continent plutôt en paix.
Mais tu sais, même si cette histoire est sans doute le confinement le plus traumatisant de ma vie, il y en a eu d’autres. Qui ont pris des formes moins restrictives, moins urgentes, mais qui ont tout de même été difficiles à passer sur le moment. Et puis avec le temps, on se dit que ce n’était pas si grave. Mais promis, je te raconterai.