Djanaé.
Comme tu le sais, à Brazza, il n’y a pas eu que les gâteaux au chocolats de mamie.
Il y a eu aussi la douille de roquette que tonton Isaac a trouvée sous la fenêtre de papi et mamie. Incompréhensible. Elle aurait dû détruire la maison, mais elle a explosé en l’air.
Il y a eu aussi quelques rares jeux sur la terrasse devant, et à l’arrière dans le jardin.
D’abord, la rue a été bloquée par des chars. Ceux qui sortaient se présentaient les mains au-dessus de la tête et montraient leurs papiers. Ensuite, plus personne ne sortait. Si. Un est sorti. Son corps a fini sur le bas-côté.
Tu sais, en période de guerre, il n’y a ni méchant, ni gentil. Il y a ceux qui ont les armes, et les autres. En l’occurrence, là, ceux qui avaient les armes, tuaient tous ceux qui étaient de près ou de loin en lien avec le président, sa famille, son ethnie, ses amis. Point.
Et puis il y a eu un char de l’armée française. Venu pour extirper des expatriés qui habitaient quelques maisons plus loin. On n’avait pas le téléphone. Papi Pascal devait les avertir de notre présence. Alors il est sorti, leur a parlé. Quand il est revenu, nous avions quelques minutes pour faire nos bagages. L’essentiel. Je ne me souviens pas trop. Je pense que c’est mamie Fabienne qui a fait les sacs et les valises avec quelques vêtements pour chaque enfant (on est six, quand même), et surtout, les papiers importants.
Elle nous a dit de prendre un objet auquel on tenait. Un seul. Tatie Léa a embarqué une petite boîte laquée noire offerte par sa meilleure amie Vietnamienne à son anniversaire. Moi, je ne me souviens pas de ce que j’ai pris. Tonton Isaac a dû abandonner sa collection de petites voitures. Ainsi que celle de timbres (transmise par papi, qui l’avait reçue de Pépé). On a tout laissé. En espérant revenir bientôt. Sauf que la guerre a duré et quand papi y est retourné, tout avait été pillé. Les habits, les jeux, la nourriture, les meubles… on s’est dit que ça avait dû leur être utile. Mais les photos, elles, ont disparu dans les limbes. Ou peut-être qu’elles ont servi à faire un feu de joie, qui sait ?
On est tous montés dans le char, sauf papi Pascal qui a suivi avec la voiture. Ce n’était même pas notre voiture. On n’en avait pas. On allait à l’école en taxi, ça revenait moins cher. Mais pour la visite de grand-papi et grand-mamie, des amis nous avaient prêtés leur voiture.
Dans le char, il y faisait une chaleur étouffante. On ne parlait pas. On ne posait aucune question. Pourtant, tu sais à quel point j’étais pipelette. Oh oui, tu le sais bien, tu m’as dépassée dans cet art. Mais quand l’heure est grave, les enfants sentent qu’ils ne doivent plus parler. Même tonton Raph, qui avait quelques semaines à peine, je ne me souviens pas qu’il ait pleuré. Dans le char, on ne voyait rien du dehors. C’était mieux ainsi.
Les militaires français nous ont amenés dans un lieu où il y avait de grands bâtiments, comme un ancien établissement scolaire. Et il y avait beaucoup de place dans la cour, pour les voitures. C’était le premier lieu de rassemblement des expatriés. On est restés là durant tout l’après midi. Certains se retrouvaient, prenaient des nouvelles (qui n’étaient pas bonnes…)
On nous a donné une chambre avec des lits étroits, les lits de camping des militaires. Tatie Léa et moi, on a dormi à deux dans le même lit. Je crois que grand-papi et grand-mamie ont dormi dans la voiture.On nous a donné à manger, aussi. Des rations militaires. Ça nous faisait rire de goûter à ces plats étranges, on se sentait un peu comme des soldats. Je crois que les enfants ont cette capacité à trouver de la légèreté même dans les moment les plus tristes.
Et je me retenais de toutes mes forces de faire pipi. Tu le sais, j’ai souvent envie. Surtout la nuit. Sauf que là, il fallait sortir dans l’herbe, avec la torche, dans un lieu qu’on ne connaissait pas, avec plein de personnes partout.
La lumière est restée allumée toute la nuit et je crois qu’au petit matin, personne n’avait vraiment dormi.
La guerre, c’est moche. Je te parle souvent de l’ingérence de la France dans les conflits étrangers, surtout en Afrique. De comment l’Occident tire les ficelles, manipule… toutes ces questions de fric et de pouvoir. Pourtant, pour la deuxième fois en un an, ce sont des militaires français qui nous ont sauvé la vie. Et je pense souvent à eux. Ceux que nous avons croisé, je ne me souviens pas de leurs visages. Et leurs prénoms, je ne les leur ai pas demandé. Mais ils étaient là et ils nous ont sorti de tout ça, quand d’autres ont eu beaucoup moins de chances.
Après cette nuit étrange dans ce lieu de rassemblement où beaucoup d’autres personnes étaient arrivées pendant la nuit, tout le monde est parti en convoi pour l’aéroport.
Je te raconterai la suite demain. J’ai envie de faire pipi, et aujourd’hui, même en plein confinement, je peux y aller sans torche et sans que personne ne me voit. Un luxe 😀