Djanaé.
Je retire ce que j’ai dit. Le confinement a quand mêmes quelques désavantages pour toi.
Quand on a surpris ton regard triste, hier, posé sur les enfants qui jouaient plus loin et que tu ne pouvais rejoindre, nous avons un peu mieux saisi l’isolation forcée que tu vis.
Oui, comparé à tous les enfants qui sont entre quatre murs (ou plus, peu importe leur nombre) et qui n’ont accès ni à un jardin, ni à un balcon, c’est la belle vie. Toi, tu peux sortir et te prendre pour un dragon avec un bâton en guise de longue queue. Tu peux te cacher dans ta cabane sous l’arbre penché de l’autre côté du pré. Tu peux jouer aux chats de la « Guerre des Clans » pendant deux heures, si tu le souhaites. Parce qu’aucun enfant ne vient dans ce coin.
Mais hier, tu en as aperçus qui faisaient du vélo. Un frère et une sœur, je crois. Et tu es restée plantée un certain temps, les bras ballants, à les fixer sans réaliser que ton père et moi, on te regardait.
Je savais que tu n’irais pas les rejoindre. Le risque est trop grand. Pas pour toi. Pour eux. Et tu es une petite fille responsable.
Non, ce qui me chagrine, c’est qu’on nous embête toujours avec cette histoire de socialisation. Comme si les enfants instruits à la maison étaient isolés du reste du monde. Et aujourd’hui, oui, tu l’es. Tu as ressenti l’absence de copains d’un jour.
Quand je repense au chemin parcouru, je ne peux m’empêcher d’arborer un sourire niais. Quand tu étais petite et qu’on allait au parc, tu observais les autres enfants. Longtemps. Et quand enfin il n’y avait plus personne, tu laissais les cailloux et les brins d’herbe à mes pieds pour enfin rejoindre les jeux. J’ai bien essayé de te pousser, au début. Mais tu avais ton caractère et… l’essentiel, finalement, c’était de te voir heureuse. Tu l’étais, assise par terre, le visage toujours tourné vers les autres, comme s’il fallait garder un œil sur tous ces dangers potentiels.
Et puis tu as grandi. Les réactions et les bruits des autres ne t’impressionnaient plus. Je me souviens, quand tu avais environ cinq ans, tu as rencontré une âme sœur au parc des deux toboggans. Elle s’appelait Gaëlle. Tu étais allée là-bas avec ton père, et au bout de trois heures de temps, à plus de 19h30, vous n’étiez toujours pas rentrés. Quand tu as enfin déboulé dans le salon, tu avais les yeux qui brillaient, les cheveux décoiffés et les joues toutes roses. Et tu as parlé. Vite. Et longtemps. Pour me raconter Gaëlle, vos jeux, son père, la promesse de se revoir vite.
Après ça, nous sommes souvent retournés au parc des deux toboggans. Même s’il était plus loin. Mais on n’a jamais revu Gaëlle. Alors la déception et la tristesse l’ont emporté sur les moments partagés. Tu ne voulais plus jouer avec les autres enfants. Plus question de s’attacher ! Tu étais là, au milieu d’eux, mais seule.
Est-ce la vie nomade, ou le temps qui passe ? Petit à petit, tu as réappris à t’ouvrir et à profiter du moment. Mais tu ne demandes presque jamais leurs prénoms. À quoi bon ? Demain, ce seront d’autres enfants.
Il y a encore un mois, tu es rentrée du parc toute fière, en m’annonçant que tu avais créé un gang. « Je recrute des enfants pour faire partie de mon gang, et l’objectif, c’est d’aider les autres. Par exemple, j’ai aidé un petit qui n’arrivait pas à monter sur la balançoire. Et on ramasse les saletés pour les mettre à la poubelle. On est déjà six. » Et hier, tu as vu deux belles recrues potentielles pour ton gang, mais tu as du les laisser dans leur coin, et rester dans le tien.
Alors oui, je sais, il n’y a rien de dramatique. Tu te souviens d’Anne Frank ? Tu sais à quel point toute cette situation n’est en rien comparable. Et combien tout ça n’est qu’un petit désagrément pour nous. D’ailleurs, tu ne t’es pas plainte une seule fois. Tu as fini par tourner le dos aux enfants qui riaient au loin, tu as repositionné ta fausse queue de dragon, et tu as refermé la bulle de ton jeu autour de toi.
Et je me revois faire pareil, quand à neuf ans, j’ai vécu mon deuxième confinement. Je te raconterai demain. Trier ses souvenirs, refaire le puzzle de sa vie, c’est épuisant.