Djanaé.
Quand tu as eu deux ans, nous avons quitté notre logement social en location pour se lancer dans un projet immobilier dans lequel on a failli se noyer. Tu étais si jeune, tu n’as pas tout compris, tu t’es retrouvée embarquée dans des problèmes qui ont failli faire exploser toute notre famille.
Pourtant, avant de revenir sur cette période où nous nous sommes sentis confinés de bien des manières, j’aimerais que tu retiennes une chose : nous ne regrettons rien. Parce que ce qui s’est passé nous a transformés. Parce que ce que nous avons vécu nous a fait grandir d’un bond. Et parce que nous sommes qui nous sommes aujourd’hui, grâce à ce projet fou. Ne l’oublie jamais ! Les regrets ne servent à rien à part nous confiner dans le passé.
Donc, tu avais deux ans et nous avons emménagé dans cette immense bâtisse où tout était à refaire. En six mois, nous avons connu la moisissure qui envahit tous les recoins, noircit les murs et pourrit meubles et objets. Et nos poumons, par la même occasion. Une belle représentation de ce que nous étions à l’intérieur. On avait beau nettoyer, ça revenait toujours. Sache-le, ma chérie, peu importe ce que tu feras, si tu ne trouves pas l’origine de la pourriture, si tu ne laisses pas les grands vents faire le ménage ni le soleil éblouir et sécher toutes les zones, les champignons reviendront.
Nous avons connu la collocation avec ses repas joyeux, ses disputes, ses thés à la menthe dans le QG, les désillusions et les rêves partagés. Nous avons connu ensuite la quiétude de vivre de nouveau seuls, chez nous, dans notre appartement imparfait et totalement à refaire, mais agréable en plein été.
Ensuite, nous avons déménagé, pour faire les travaux. Dans un autre appartement de l’autre côté de la place. Un appartement gigantesque mais impossible à chauffer. Nous avons connu le froid, l’humidité, le trop d’espace, et surtout, l’absence. L’absence de ton papa qui travaillait de 9h à 19h, puis enchaînait sur les travaux. L’absence de joie, parce que ça s’éternisait et qu’au fur et à mesure que l’appartement se construisait, tout se détruisait autour de nous et en nous : l’amitié avec nos meilleurs amis trop impliqués, l’amour entre ton père et moi qui s’étiolait en même temps que le temps, justement, qui nous manquait. Le temps pour être en famille, le temps pour vivre et non plus survivre, le temps pour respecter les délais et ne pas se trouver pris à la gorge. Ce qui est arrivé.
Les travaux n’en finissaient pas, les problèmes apparaissaient plus vite que nous ne les résolvions, et tous nos calculs financiers s’évanouissaient confrontés à la réalité.
C’est comme ça que nous avons encore déménagé. Mais cette fois-ci, le désespoir dans quelques valises. Nous avons confiné nos affaires dans une cave avec nos rêves et nos illusions, et nous avons refermé la porte à clé sur qui nous croyions être. Le temps du désert et du deuil était arrivé.
Nous avons été accueillis chez papi Michel et mamie Domi. Pour quelques semaines, normalement. Il ne manquait plus que l’eau et la validation de l’installation électrique dans notre bel appartement refait à neuf. Mais nous devions sans doute apprendre encore, puisque le temps s’est étiré, sans aucune logique, et que les semaines se sont transformées en mois. Sept mois. Dont l’autre moitié chez papi Pascal et mamie Fabienne. Et au milieu, tes problèmes de santé, tes différents examens, tes hospitalisations et enfin, ton opération.
Oui, Djanaé, tu ne te souviens sûrement pas de tout, mais nous nous sommes sentis confinés à retourner vivre chez nos parents. Quelle humiliation que les conséquences de nos choix aient eu ces retombées sur eux !
Nous nous sommes sentis confinés à posséder un magnifique appartement dans lequel nous ne pouvions pas habiter. Ce qui était sensé nous apporter un peu plus de libertés emprisonnait nos pensées jours et nuits. Nous nous sommes sentis confinés dans cette vie qui nous échappait totalement, comme le sable qui glisse entre les doigts lorsqu’on essaie de le retenir. Nous avons senti les murs contre lesquels nos âmes cognaient : il était temps de craquer la chrysalide et de s’élever comme un papillon. Non pas sans douleur et sans rivières de larmes.
Mais dans tout cela, il y a quand même eu de jolis moments : les récoltes de fraises et de cerises à en faire des indigestions, ton papa qui a obtenu sa rupture conventionnelle après plus de deux ans de négociation, et les moments de qualité qui t’ont permis de créer un lien unique avec tes grands-parents.
Et puis il y a eu l’après. Plus de reconnaissance et de gratitude dans nos pensées, plus d’humilité et de douceur à témoigner, plus d’amour et de joie à partager, plus de simplicité à vivre. Nous avons trié nos vies et nos affaires, donné, jeté et échangé nos mues contre une nouvelle façon de vivre.
Comme je te le disais, tout ce que nous vivons depuis un an et demie n’aurait pas été possible sans cette traversée du désert. Ni ton père, ni moi, n’avons de regrets. Nous avons fait au mieux avec qui nous étions à l’époque. Chaque expérience participe à qui tu es aujourd’hui. Nous aurions pu devenir aigris, amers, désespérés, cassés, durs et agressifs. Mais nous avons été malaxés et sommes ressortis polis, adoucis, assouplis, purifiés, attendris.
Peu importe les confinements que tu traverseras, tu peux toujours choisir de lutter contre, ou accepter les saisons pour te laisser transformer. En bien.
Laisse la vie triompher, ma fille. Je t’aime.