Djanaé.
Tu as huit ans.
À ton âge, j’ai vécu quelques jours de confinement. Au fin fond de la brousse Centrafricaine, à environ 600 kilomètres de Bangui, la capitale.
Les rebelles (il y en a toujours, peu importe leurs noms, leur ethnie ou ce qu’ils réclament), circulaient. Des bruits de réquisition de tous les véhicules qu’ils croisaient étaient parvenus aux oreilles de ton papi et de ta mamie.
Je n’ai pas beaucoup de souvenirs, mais je revois notre 4×4 les roues ôtées, comme s’il était en réparation, pour éviter qu’on nous le prenne.
Nous n’avions plus le droit de jouer dehors. Les goyaviers qui accueillaient nos jeux de pirates étaient juste-là, mais nous ne pouvions plus y monter.
Heureusement, la terrasse était immense. En tous cas, de mes yeux d’enfants. Immense et sans aucune fenêtre. Le vent, les couleurs de feu du soleil qui se couchait, les moustiques et les termites par centaines, tout était à portée de doigts.
Puis je me souviens de ma mère qui préparait quelques bagages (je ne saurais pas te dire combien de jours après les premières inquiétudes).
Et d’un lever avant l’aube.
Il faisait encore sombre quand nous nous sommes retrouvés sur une piste éloignée de chez nous. Je ne sais même pas comment nous nous y sommes rendus. Les souvenirs sont comme des flashs.
Un avion de l’armée française est arrivé. Nous sommes montés dedans pour rejoindre Bangui. Là-bas, nous allions prendre un autre vol pour la France. Les souvenirs sont encore plus flous. Il y avait du monde, beaucoup de monde. Et du bruit. C’est tout ce dont je me souviens.
Je ne me rappelle pas avoir saisi sur le moment que nous partions pour toujours.
J’ai quitté la terre qui m’a vu naître, et ma maison, comme ça, après quelques jours de confinement.
J’ai laissé derrière moi des tranches de vie que je n’ai jamais revues après : les colonies de fourmis (la hantise de mamie Fabienne) qu’on faisait fuir avec des bouts de tissu imbibés dans du pétrole aux portes et aux fenêtres (tu connais l’histoire de notre petit chien qui s’est fait dévorer par elles…) ; les avocatiers qui ne peuvent porter des fruits que s’il y a un arbre mâle et un arbre femelle à proximité ; les feux de brousse ; les régimes des petites bananes rouges sucrées ; comment il fallait monter tout en haut des palmiers pour décrocher les régimes de palme, et la puanteur de l’huile de palme à la cuisson ; la waka (la rivière au bout du chemin), les flamboyants énormes aux racines dignes des contes de fées (je m’imaginais toujours que des petits êtres vivaient dedans) ; le mambélé et la viande grillée du dimanche midi, la boule de manioc (la meilleure de toutes), tous ces plats dont j’ai parfois encore l’odeur qui envahit mon nez ; les grosses araignées sur le mur de notre chambre, le scorpion dans le lit de tatie Ket’s, ou dans le puits, un serpent mort la bouche ouverte d’avoir voulu avaler une grenouille trop grosse pour lui ; l’école à la maison (mais ça, tu connais)…
Oui, c’était mon premier confinement. Et pas le dernier. Mais ça, je t’en parle la prochaine fois.
Brasser les souvenirs, ça pique les yeux et le cœur.